EX LIBRIS 4^4

PAUL Ly\UMONIER^\[y

UNIVEf^S\T/ o/- CONNECTICUT

BOOK 188.8.AU64ZR cl

RENAN # MARC-AURELE ET LA FIN DU

MONDE ANTIQUE

II!

3 T153 0DDb3T=i5 M

HISTOIRE

DES ORIGINES

DU CHRISTIANISME

LIVRE SEPTIÈME

QOI COMPREND LE RÈGNE DE UARC-AURÈLR

(161-180)

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ŒUVRES COMPLÈTES D'ERNEST RENAN

HISTOIRE DES ORIGINES DU CHRISTIANISME

Vie db Jksls. Lks Apôtres. Saint Paul, avec une carie des voyages

de saint Paul. L'antbchkist.

Les Evangiles et la seconde géné- ration CHRÉTIENNE.

L'ÉGLISE CHRÉTIENNE.

MARC-AURÈLE ET LA UN DU MONDF ANTIQUE.

Index Général pour les sept volumes de I'Uistoire des Origines DU Christianisme.

FORMAT IN-8

Le Livre de Job, traduit de l'hébreu avec une étude sur le plan, l'âge et le caractère du poème

Lb Cantique des cantiques, traduit de l'hébreu, avec une étude sur le plan, l'âge el le caractère du poème

L'ëcclesiaste, traduit de l'hébi eu, avec une étude sur l'âge et le carac- tère du livre

Histoire générale des langues séjiitiûues

Histoire du peuple p'Israiîl, tomes I, II, III et IV

ÉTUDES d'histoire religieuse

Nouvelles études d'histoire religieuse

AVERROÉS ET l'aVERROÏSME

Kssais de morale et de critique

mélanges d'histoire et de voyages

Questions contemporaines .

La Reforme intellectuelle et morale

De l'origine du langage

Dialogues philosophiques

Drames philosophiques, édition cumplèle

Caliban, drame philosophique

L'Eau de Jouvence, drame philosophique

Le Prêtre de Nemi, drame philosophique

L'Abbesse de Jouarre, drame

YiE DE Jésus, édition illustrée

Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse

Dis.ouRS et Conférences

Mission db Phénicib. Cet ouvrage comprend un volume in-4» de 888 pages de texte, el un volume in-folio, composé de 70 planches, un titre et une lable des planches.

FORMAT GRAND lN-18

Conférences d'Angleterrk i vol.

Études d'histoire religieuse 1

Vie de Jésus, édilion populaire 1

Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse 1

En collaboration avec yi. VICTOR LE CLERC: Histoire littéraire de iji Francb au xiv« siècle. Deux volumes grand in-8»

Emile coli.n iMi>RiMEt<ffl de lagnt

MARC-AURÈLE

ET

LA FIN DU MONDE ANTIQUE

ERNEST RENAN

DE L' ACADÉMIE FRANÇAISE

ST DE

l'académie des inscriptions et belles-lettres

PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

3, RUE AUBER, 3

1899

Droits de reproduction et de traduction résetrès.

^ PRÉFACE

Ce volume termine la série des essais que j'ai

' j consacrés à l'histoire des origines du christianisme.

I^ Il contient l'exposé des développements de l'Église

chrétienne durant le règne de Marc-Aurèie et le ta-

\ bleau parallèle des efforts de la philosophie pour

X améliorer la société civile. Le n" siècle de notre ère

^a eu la double gloire de fonder définitivement le

^--^christianisme, c'est-à-dire le grand principe qui a

opéré la réformation des mœurs par la foi au surnatu-

j. rel, et de voir se dérouler, grâce h la prédication stoï-

w cienne et sans aucun élément de merveilleux, la plus

"-\belle tentative d'école laïque de vertu que le monde

O ait connue jusqu'ici. Ces deux tentatives furent étran-

gères l'une à l'autre et se contrarièrent plus qu'elles

H il 6666

n MARC-AURËLE.

ne s*aidèrent réciproquement ; mais le triomphe du christianisme n'est explicable que quand on s'est bien rendu compte de ce qu'il y eut dans la tenta- tive philosophique de force et d'insuffisance. Marc- Aurèle est à cet égard le sujet d'étude auquel il faut sans cesse revenir. Il résume tout ce qu'il y eut de bon dans le monde antique, et il offre à la critique cet avantage de se présenter à elle sans voile, grâce à un écrit intime d'une sincérité et d'une authenti- cité incontestées.

Plus que jamais je pense que la période des ori- gines, l'embryogénie du christianisme, si l'on peut s'exprimer ainsi, finit vers la mort de Marc-Aurèle, en 180. A cette date, l'enfant a tous ses organes; il est détaché de sa mère ; il vivra désormais de sa vie propre. La mort de Marc-Aurèle peut d'ailleurs être considérée comme marquant la fin de la civi- lisation antique. Ce qui se fait de bien après cela ne se fait plus par le principe hellénico-romain ; le principe judéo-syrien l'emporte, et, quoique plus de cent ans doivent s'écouler avant son plein triomphe, on voit bien déjà que l'avenir est à lui. Le m*' siècle est l'agonie d'un monde qui, au ir siècle, est plein encore de vie et de force.

Loin de moi la pensée de rabaisser les temps qui suivent l'époque j'ai dii m' arrêter. Il y a dans

PREFACE. III

l'histoire des jours tristes; il n'y a pas de jours stériles et sans intérêt. Le développement du christianisme reste un spectacle hautement attachant tandis que les Églises chrétiennes comptent des hommes tels que saint Irénée, Clément d'Alexandrie, Tertullien, Ori- gène. Le travail d'organisation qui s'opère à Rome, en Afrique, au temps de saint Gyprien, du pape Cor- neille, doit être étudié avec le soin le plus extrême. Les martyrs du temps de Dèce et de Dioclétien ne le cèdent pas en héroïsme à ceux de Rome, de Smyrne et de Lyon au i*"' et au ip siècle. Mais c'est ce qu'on appelle l' histoire ecclésiastique, histoire éminemment curieuse, digne d'être faite avec amour et avec tous les raffinements de la science la plus attentive, mais essentiellement distincte cependant de l'histoire des origines chrétiennes, c'est-à-dire de l'analyse des transformations successives que le germe déposé par Jésus au sein de l'humanité a subies avant de devenir une Église complète et durable. Il faut des méthodes toutes différentes pour traiter les âges divers d'une grande formation, soit religieuse, soit politique. La recherche des origines suppose un esprit philoso- phique, une vive intuition de ce qui est certain, pro- bable eu plausible, un sentiment profond de la vie et de ses métamorphoses, un art particulier pour tirer des rares textes que l'on possède tout ce qu'ils ren-

IV MARC-AURÈLE.

ferment en fait de révélations sur des situations psychologiques fort éloignées de nous. A l'histoire d'une institution déjà complète, comme est l'Église chrétienne au m* siècle et à plus forte raison dans les siècles suivants, les qualités de jugement et de solide érudition d'un Tillemont suffisent presque. Voilà pourquoi le xvii« siècle, qui a fait faire de si grands progrès à l'histoire ecclésiastique, n'a jamais abordé le problème des origines. Le xvii® siècle n'a- vait de goût que pour ce qui peut s'exprimer avec les apparences de la certitude. Telle recherche dont le résultat ne saurait être que d'entrevoir des possibi- lités, des nuances fugitives, telle narration qui s'in- terdit de raconter comment une chose s'est passée, mais qui se borne à dire : « Voici une ou deux des manières dont on peut concevoir que la chose s'est passée », ne pouvaient être de son goût. En présence des questions d'origine, le xvir siècle ou prenait tout avec une crédulité naïve, ou supprimait ce qu'il sentait à demi fabuleux. L'intelligence des états obs- curs, antérieurs à la réflexion claire, c'est-à-dire jus- tement des états la conscience humaine se montre surtout créatrice et féconde, est la conquête intellec- tuelle du XIX* siècle. J'ai cherché, sans autre passion qu'une très vive curiosité, à faire l'application des méthodes de critique qui ont prévalu de nos jours

PUÉFACE. V

en ces délicates matières à la plus importante appari- tion religieuse qui ait une place dans l'histoire. De- puis ma jeunesse, j'ai préparé ce travail. La rédac- tion des sept volumes dont il se compose m'a pris vingt ans. L'index général qui paraît en même temps que ce volume permettra de se retrouver facileinent dans une œuvre qu'il ne dépendait pas de moi de rendre moins complexe et moins chargée de détails. Je remercie la bonté infinie de m'avoir donné le temps et l'ardeur nécessaires pour remplir ce difficile programme. Puisqu'il peut me rester quelques an- nées de travail, je les consacrerai à compléter par un autre côté le sujet dont j'ai fait le centre de mes ré- flexions. Pour être strictement logique, j'aurais commencer une Histoire des origines du christianisme par une histoire du peuple juif. Le christianisme commence au viii* siècle avant J.-C, au moment les grands prophètes, s'emparant du peuple d'Is- raël, en font le peuple de Dieu, chargé d'inaugurer dans le monde le culte pur. Jusque-là, le culte d'Is- raël n'avait pas essentiellement différé de ce culte égoïste, intéressé, qui fut celui de toutes les tribus voisines et que nous révèle l'inscription du roi Mésa, par exemple. Une révolution fut accomplie le jour un inspiré, n'appartenant pas au sacerdoce, osa dire : « Pouvez-vous croire que Dieu se plaise à la

VI MARC-AURELE.

fumée de vos victimes, à, la graisse de vos boucs? Laissez tous ces sacrifices qui lui donnent la nausée; faites le bien. » Isaïe est en ce sens le pre- mier fondateur du christianisme. Jésus n'a fait au fond que dire, en un langage populaire et charmant, ce que l'on avait dit sept cent cinquante ans avant lui en hébreu classique. Montrer comment la religion d'Israël, qui èk l'origine n'avait peut-être aucune su- périorité sur les cultes d'Ammon ou de Moab, de- vint une religion morale, et comment l'histoire reli- gieuse du peuple juif a été un progrès constant vers le culte en esprit et en vérité, voilà certes ce qu'il aurait fallu montrer avant d'introduire Jésus sur la scène des faits. Mais la vie est courte et de durée in- certaine. J'allai donc au plus pressé; je me jetai au milieu du sujet, et je commençai par la vie de Jésus, supposant connues les révolutions antérieures de la religion juive. Maintenant qu'il m'a été donné de traiter, avec tout le soin que je désirais, la partie à laquelle je tenais le plus, je dois reprendre l'histoire antérieure et y consacrer ce qui me reste encore de force et d'activité.

MARC-AURÈLE

LA FIN DU MONDE ANTIQUE

MARG-AURÈLE

LA FIN DU MONDE ANTIQUE

CHAPITRE PREMIER.

AVÈNEMENT DE MARC-AURÈLE.

Antonin mourut le 7 mars 161, dans son palais de Lorium, avec le calme d'un sage accompli. Quand il sentit la mort approcher, il régla comme un simple particulier ses affaires de famille, et ordonna de transporter dans la chambre de son fils adoptif, Marc-Aurèle, la statue d'or de la Fortune, qui devait toujours se trouver dans l'appartement de l'empe- reur. Au tribun de service, il donna pour mot d'ordre jEquanimitas ; puis, se retournant, il parut s'endor- mir. Tous les ordres de l'État rivalisèrent d'hcmmages envers sa mémoire. On établit en son honneur des sacerdoces, des jeux, des confréries. Sa piété, sa clé- mence, sa sainteté, furent l'objet d'unanimes éloges.

1

2 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161)

On remarquait que, pendant îout son règne, il n'a- vait fait verser ni une goutte de sang romain ni une goutte de sanp* étranger î On le comparait à Numa pour la piété, pour la religieuse observance des céré- monies, et aussi pour le bonheur et la sécurité qu'il avait su donner à l'empire ^

Antonin aurait eu sans compétiteur la réputation du meilleur des souverains, s'il n'avait désigné pour son héritier un homme comparable à lui par la bonté,' la modestie, et qui joignait à ces qualités l'éclat, le talent, le charm^' qui font vivre une image dans le souvenir de l'humanité. Simple, aimable, plein d'une douce gaieté, Antonin fut philosophe sans le dire, presque sans le savoir ^ Marc-Aurèle le fut avec un naturel et une sincérité admirables, mais avec ré- flexion. A quelques égards, Antonin fut le plus grand. Sa bonté ne lui fit pas commettre de fautes ; il ne fut pas tourmenté du mal intérieur qui rongea sans re- lâche le cœur de son fils adoptif. Ce mal étrange, cette étude inquiète de soi-même, ce démon du scru- pule, cette fièvre de perfection sont les signes d'une nature moins forte que distinguée. Les plus belles pensées sont celles qu'on n'écrit pas ; mais ajoutons

1. oules Capitolin, Ant. le Pieux, ^'2, 13; Dion Cassius (Xiplii- lin), LXX, 2, 3; Eutrope, VIII, 8.

%, Jules Capitolin, dnt. le Pieux, H.

[An 161] MARC-AURËLE. S

que nous ignorerions Antonin, si Marc-Aurèie m nous avait transmis de son père adoptif ce portrait exquis, il semble s'être appliqué, par humilité, à peindre l'image d'un homme encore meilleur que lui. Antonin est comme un Christ qui n'aurait pas eu d'Évangile; Marc-Aurèle est comme un Christ qui aurait lui-même écrit le sien.

C'est la gloire des souverains que deux modèles de vertu irréprochable se trouvent dans leurs rangs, et que les plus belles leçons de patience et de déta- chement soient venues d'une condition qu'on sup- pose volontiers livrée à toutes les séductions du plaisir et de la vanité. Le trône aide parfois à la vertu ; certainement Marc-Aurèle n'a été ce qu'il fut que parce qu'il a exercé le pouvoir suprême. Il est des facultés que cette position exceptionnelle met seule en exercice, des côtés de la réalité qu'elle fait mieux voir. Désavantageuse pour la gloire, puis- que le souverain, serviteur de tous, ne peut laisser son originalité propre s'épanouir librement, une telle situation, quand on y apporte une âme élevée, est très favorable au développement du genre particu- lier de talent qui constitue le moraliste. Le souverain vraiment digne de ce nom observe l'humanité de haut et d'une manière très complète. Son point de vue est à peu près celui de l'historien philosophe ;

4 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

ce qui résulte de ces coups d'œil d'ensemble jetés sur notre pauvre espèce, c'est un sentiment doux, mêlé de résignation, de pitié, d'espérance. La froi- deur de l'artiste ne peut appartenir au souverain. La condition de l'art, c'est la liberté ; or le souverain, assujetti qu'il est aux préjugés de la société moyenne, est le moins libre des hommes. H n'a pas droit sur ses opinions; à peine a-t-il droit sur ses goûts. Un Gœthe couronné ne pourrait pas professer ce royal dédain des idées bourgeoises, cette haute indiffé- rence pour les résultats pratiques, qui sont le trait essentiel de l'artiste ; mais on peut se figurer l'âme du bon souverain comme celle d'un Gœthe attendri, d*un Gœthe converti au bien, arrivé à voir qu'il y a quelque chose de plus grand que l'art, amené à l'estime des hommes par la noblesse habituelle de ses pensées et par le sentiment de sa propre bonté.

Tels furent, à la tête du plus grand empire qui ait jamais existé, ces deux admirables souverains, Antonin le Pieux et Marc-Aurèle. L'histoire n'a offert qu'un autre exemple de cette hérédité de la sagesse sur le trône, en la personne des trois grands empe- reurs mongols Baber, Humaïoun, Akbar, dont le dernier présente avec Marc-Aurèle des traits si frap- pants de ressemblance. Le salutaire principe de l'a-

[An IGI] MARC-AURELE. 5

doption avait fait de la cour impériale, au ii° siècle, une vraie pépinière de vertu. Le noble et habile Nerva, en posant ce principe, assura le bonheur du genre humain pendant près de cent ans, et donna au monde le plus beau siècle de progrès dont la mémoire ait été conservée.

C'est Marc-Aurèle lui-même qui nous a tracé, dans le premier livre de ses Pensées, cet arrière- plan admirable, se meuvent, dans une lumière céleste, les nobles et pures figures de son père, de sa mère, de son aïeul, de ses maîtres. Grâce h lui, nous pouvons comprendre ce que les vieilles familles romaines, qui avaient vu le règne des mau- vais empereurs, gardaient encore d'honnêteté, de di- gnité, de droiture, d'esprit civil et, si j'ose le dire, républicain. On y vivait dans l'admiration de Caton, de Brutus, de Thraséa et des grands stoïciens dont l'âme n'avait pas plié sous la tyrannie. Le règne de Domitien y était abhorré. Les sages qui l'avaient traversé sans fléchir étaient honorés comme des héros. L'avènement des Antonins ne fut que l'ar- rivée au pouvoir de la société dont Tacite nous a transmis les justes colères, société de sages formée par la ligue de tous ceux qu'avait révoltés le despo- tisme des premiers Césars.

Ni le faste puéril des rovautés orientales, fondées

6 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

sur la bassesse et la stupidité des hommes, ni l'or- gueil pédantesque des royautés du moyen âge, fon- dées sur un sentiment exagéré de l'hérédité et sur la foi naïve des races germaniques dans les droits du sang, ne peuvent nous donner une idée de cette sou- veraineté toute républicaine de Nerva, de Trajan, d'Adrien, d'Antonin, de Marc-Aurèle. Rien du prince héréditaire ou par droit divin ; rien non plus du chef militaire : c'était une sorte de grande magistrature civile, sans rien qui ressemblât à une cour^ ni qui enlevât à l'empereur le caractère d'un particulier. Marc-Aurèle, notamment, ne fut ni peu ni beaucoup un roi dans le sens propre du mot ; sa fortune était immense , mais toute patrimoniale ; son aver- sion pour « les Césars^ », qu'il envisage comme des espèces de Sardanapales, magnifiques, débau- chés et cruels, éclate à chaque instant. La civilité de ses mœurs était extrême ; il rendit au Sénat toute son ancienne importance; quand il était à Rome, il ne manquait jamais une séance, et ne quittait sa place que quand le consul avait prononcé la formule : Nihil vos moramur, Patres conscripti.

La souveraineté, ainsi possédée en commun par un groupe d'hommes d'élite, lesquels se la léguaient ou se la partageaient selon les besoins du moment,

i . Les empereurs avant Nerva. Cf. Pensées, VI, 30.

(An 161] MARC-AURÈLE- 7

perdit une partie de cet attrait qui la rend si dange- reuse. On arriva au Irône sans l'avoir Irrigué, mais aussi sans le devoir à sa naissance ni à une sorte de droit abstrait ; on y arriva désabusé, ennuyé des hommes, préparé de longue main. L'empire fut un fardeau, qu'on accepta à son heure, sans que l'on songeât à devancer cette heure. Marc-Aurèle y fut désigné si jeune, que l'idée de régner n'eut guère chez lui de commencement et n'exerça pas sur son esprit un moment de séduction. A huit ans, quand il était déjà prœsul des prêtres saliens, Adrien re- marqua ce doux enfant triste et l'aima pour son bon naturel, sa docilité, son incapacité de mentir. A dix- huit ans, l'empire lui était assuré. 11 l'attendit pa- tiemment durant vingt-deux années. Le soir An- tonin, se sentant mourir, fit porter dans la chambre (le son héritier la statue de la Fortune, il n'y eut pour celui-ci ni surprise ni joie. Il était depuis longtemps blasé sur toutes les joies sans les avoir goûtées ; il en avait vu, par la profondeur de sa philosophie, l'absolue vanité.

Sa jeunesse avait été calme et douce\ partagée entre les plaisirs de la vie à la campagne, les exer-

1. « Fuit a prima iiifantia gravis. » Capitolin, Ant. le Pliil., 2. a Adeo ut, ia infantia quoque, vultum nec ex gaudio nec ex mœ- rore inutaret. » Eutropo, VIII, 1 1 ; Galicn, De libris propriis, 2,

8 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

cices de rhétorique latine à la manière un peu frivole de son maître Fronton^, et les méditations de la phi- losophie*. La pédagogie grecque était arrivée à sa perfection, et, comme il arrive en ces sortes de choses, la perfection approchait de la décadence. Les lettrés et les philosophes se partageaient l'opi- nion et se livraient d'ardents combats. Les rhéteurs ne songeaient qu'à l'ornement affecté du discours ; les philosophes conseillaient presque la sécheresse et la négligence de l'expression ^ . Malgré son amitié pour Fronton et les adjurations de ce dernier*, Marc-Aurèle fut bientôt un adepte de la philosophie ^ Junius Rusticus devint son maître favori et le gagna totalement à la sévère discipline qu'il opposait à l'ostentation des rhéteurs. Rusticus resta toujours le confident et le conseiller intime de son auguste élève, qui reconnaissait tenir de lui son goiit d'un style simple, d'une tenue digne et sérieuse, sans par- ler d'un bienfait supérieur encore : « Je lui dois d'avoir connu les Entretiens d'Epictète, qu'il me prêta

4. Fronton, Epist. ad M. Cœs., II, 2, 17, etc.

2. Jules Capitolin, Ant. le Phil., 2; Athénagore, Leg., 1.

3. Fragment de la Rhétorique de Chrysippe, dans Plutarque, De stoic. repugn., 28. Cf. Cic, De fin., IV, m, 6.

4. Fronton, Bpist. ad M. Cœs., I, 8; ad Ant. Imp., I, 2; De eloq., 3. Cf. Epist. ad Verum, I, ^.

5. Pensées, VI, 12; YIII, 1.

[An 161] MARC-AURÈLE. 9

de sa propre bibliothèque^ ». Claudius Severus, le péripatéticien, travailla dans le même sens et acquit définitivement le jeune Marc à la philosophie. Marc avait l'habitude de l'appeler son frère* et paraît avoir eu pour lui un profond attachement.

La philosophie était alors une sorte de profession religieuse, impliquant des miOrtifications, des règles presque monastiques. Dès l'âge de douze ans, Marc revêtit le manteau philosophique, apprit à coucher sur la dure et à pratiquer toutes les austérités de l'as- cétisme stoïcien. 11 fallut les instances de sa mère pour le décider à étendre quelques peaux sur sa couche. Sa santé fut plus d'une fois compromise par cet excès de rigueur'. Cela ne l'empêchait pas de présider aux fêtes, de remplir ses devoirs de prince de la jeunesse avec cet air affable qui était chez lui le résultat du plus haut détachement*.

Ses heures étaient coupées comme celles d'un religieux. Malgré sa frêle santé, il put, grâce à la sobriété de son régime et à la règle de ses mœurs%

4. Pensées, I, 7, 17; III, 5. Jules Capitolin, 3.

2. Pensées, I, 14.

3. Capitolin, 2; Pensées, I, 3; Dion Cassius, LXXI, 34.

4. Capitolin, Ant. le Phil., 4.

5. Capitolin, 4; Dion Cassius, LXXI, 1 , 6, 34, 36 ; Julien, Cœs., y. 32S, 333 et suiv.; vElius Aristide, orat. ix, 0pp., I, Dindorf, p. 109-110; Galien, De ther.,%.

10 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

mener une vie de travail et de fatigue. Il n'avait pas ce qu'on appelle de l'esprit S et il eut très peu de passions*. L'esprit va bien rarement sans quelque malignité ; il habitue à prendre les choses par des tours qui ne sont ceux ni de la parfaite bonté ni du génie. Marc ne comprit parfaitement que le devoir. Ce qui lui manqua, ce fut, à sa naissance, le baiser d'une fée, une chose très philosophique à sa ma- nière, je veux dire l'art de céder à la nature, la gaieté, qui apprend que Vabstine et sustine n'est pas tout et que la vie doit aussi pouvoir se résumer en « sourire et jouir » .

Dans tous les arts, il eut pour maîtres les profes- seurs les plus éminents : Glaudius Severus, qui lui enseigna le péripatétisme ; Apollonius de Ghalcis, qu'Antonin avait fait venir d'Orient exprès pour lui confier son fils adoptif, et qui paraît avoir été un parfait précepteur; Sextus de Ghéronée, neveu de Plutarque, stoïcien accomph ; Diognète, qui lui fit aimer l'ascétisme; Glaudius Maximus, toujours plein de belles sentences; Alexandre de Gotyée, qui lui apprit le grec ; Hérode Atticus, qui lui récitait les anciennes harangues d'Athènes ^ Son extérieur était

1 . Pensées, V, 5.

2. Pensées, VIII, 'I ; cf. I, 22.

3. Capit., Ant. le Pieux, 10; Ant. le Phil, 2, 3; Pensées, 1,

[An IGl] JJIARC-AURÈLE. U

celui de ses maîtres eux-mêmes : habits simples et modestes, barbe peu soignée, corps exténué et réduit à rien, yeux battus par le travail^ AucunO étude, même celle de la peinture, ne lui resta étrangère-. Le grec lui devint familier; quand il réfléchissait aux sujets philosophiques, il pensait en cette langue ; mais son esprit solide voyait la fadaise des exercices littéraires l'éducation hellénique se perdait' ; son style grec, bien que correct, a quelque chose d'ar- tificiel qui sent le thème. La morale était pour lui le dernier mot de l'existence, et il y portait une con- stante application.

Comment ces pédagogues respectables, mais un peu poseurs, réussirent-ils à former un tel homme? Voilà ce qu'on se demande avec quelque surprise. A en juger d'après les analogies ordinaires, il y avait toute apparence qu'une éducation ainsi surchauffée tournerait au plus mal. C'est qu'à vrai dire, au- dessus de ces maîtres appelés de tous les coins du monde, Marc eut un maître unique, qu'il révéra par-dessus tout; ce fut Antonin. La valeur morale de l'homme est en proportion de sa faculté d'ad-

p. 5 et suiv.; Eusèbe, Chron., p. 168, 169, Schœn»:, Lucien, Dé- monax, 31 ; ^lius Arist., Éloge d'Alex., 0pp., I, p. 134, Dindorf.

1 . Julien, CcBS., p. 333, Spanh.; Dion Cass., LXXI, 1 .

2 Caçit, Ant.Phil., 4.

3. Pensées, î, 7, 17.

12 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161J

mirer. C est pour avoir vu à côté de lui et compris avec amour le plus beau modèle de la vie parfaite que Marc-Aurèle fut ce qu'il a été.

Prends garde de te césariser, de déteindre ; cela arrive. Conserve-toi simple, bon, pur, grave, ennemi du faste, ami de la justice, religieux, bienveillant, humain, ferme dans la pratique des devoirs. Fais tous tes efforts pour demeurer tel que la philosophie a voulu te rendre : révère les dieux, veille à la conservation des hommes. La vie est courte ; le seul fruit de la vie terrestre, c'est de maintenir son âme dans une disposition sainte, de faire des actions utiles à la société. Agis toujours comme un disciple d'Antonin ; rap- pelle-toi sa constance dans l'accomplissement des pres- criptions de la raison, l'égalité de son humeur dans toutes les situations, sa sainteté, la sérénité de son visage, sa douceur extrême, son mépris pour la vaine gloire, son ap- plication à pénétrer le sens des choses ; comment il ne laissa jamais rien passer avant de l'avoir bien examiné, bien compris; comment il supportait les reproches injustes sans récriminer ; comment il ne faisait rien avec précipita- tion; comment il n'écoutait pas les délateurs; comment il étudiait avec soin les caractères et les actions ; ni médi- sant, ni méticuleux, ni soupçonneux, ni sophiste; se con- tentant de si peu dans l'habitation, le coucher, les vête- ments, la nourriture, le service ; laborieux, patient, sobre, à ce point qu'il pouvait s'occuper jusqu'au soir de êa même affaire sans avoir besoin de sortir pour ses nécessités, sinon à l'heure accoutumée. Et cette amitié toujours constante, égale, et cette bonté à supporter la contradiction, et cette joie à recevoir un avis meilleur que le sien, et cette piété sans superstition I... Pense à cela, pour que ta dernière

[An 161Î MARC-AURÊLE. 13

heure te trouve, comme lui, avec la conscience du bien accompli *.-

La conséquence de cette philosophie austère aurait pu être la roideur et la dureté. C'est ici que la bonté rare de la nature de Marc-x\urèle éclate dans tout son jour. Sa sévérité n'est que pour lui. Le fruit de cette grande tension d'âme, c'est une bienveillance infinie. Toute sa vie fut une étude à rendre le bien pour le mal. Après quelque triste expérience de la perversité humaine, il ne trouve, le soir, à noter que ce qui suit : « Si tu le peux, corrige-les ; dans le cas con- traire, souviens-toi que c'est pour l'exercer envers eux que t'a été donnée la bienveillance. Les dieux eux-mêmes sont bienveillants pour ces êtres ; ils les aident (tant leur bonté est grande!) à se donner santé, richesse et gloire. Il t'est permis de faire comme les dieux*. » Un autre jour, les hommes furent bien méchants, car voici ce qu'il écrivit sur ses tablettes: « Tel est l'ordre de la nature : des gens de cette sorte doivent, de toute nécessité, agir ainsi. Vouloir qu'il en soit autrement^ c'est vouloir que le figuier ne pro- duise pas de figues. Souviens-toi, en un mot, de ceci : Dans un temps bien court, toi et lui, vous

4. Pensées, VI, 30. Cf. I, 16.

i. Pensées, IX, M. Cf. IX, 27, 38; XI, 13.

14 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 16l|

mourrez ; bientôt après, vos noms ne survivront plus^ » Ces réflexions d'universel pardon reviennent sans cesse. A peine se mêle-t-il parfois à cette ravis- sante bonté un imperceptible sourire. « La meilleure manière de se venger des méchants, c'est de ne pas se rendre semblable à eux^ » ; ou un léger accent de fierté : « C'est chose royale, quand on fait le bien, d'entendre dire du mal de soi ®. » Un jour, il a un reproche à se faire : « Tu as oublié, dit-il, quelle pa- renté sainte réunit chaque homme avec le genre humain ; parenté non de sang et de naissance, mais participation à la même intelligence. Tu as oublié que l'âme raisonnable de chacun est un dieu, une dérivation de l'Etre suprême*. »

Dans le commerce de la vie, il devait être exquis, quoiqu'un peu naïf, comme le sont d'ordinaire les hommes très bons. Il était sincèrement humble, sans hypocrisie, ni fiction, ni mensonge intérieur^ Une des maximes de l'excellent empereur était que les méchants sont malheureux, qu'on n'est méchant que malgré soi et par ignorance ; il plaignait ceux qui

4. Pensées, IV, G. Cf. XII, 16.

2. Ibid.,\l 6.

3. Jbid., VII, 36. La pensée est d'Antisthène.

4. Ibid., XII, 26.

5. Ibid., m, 70; Vlil, 4.

[An IGlj MARC-AUUÈLE. 15

n'étaient pas comme lui ; il ne se croyait pas le droit de s'imposer à eux.

Il voyait bien la bassesse des hommes; mais il ne se l'avouait pas. Cette façon de s'aveugler volon- tairement est le défaut des cœurs d'élite. Le monde n'étant pas tel qu'ils le voudraient, ils se mentent à eux-mêmes pour le voir autre qu'il n'est. De un peu de convenu dans les jugements ^ Chez Marc- Aurèle, ce convenu nous cause parfois un certain agacement. Si nous voulions le croire, ses maîtres, dont plusieurs furent des hommes assez médiocres, auraient été sans exception des hommes supérieurs. On dirait que tout le monde autour de lui a été vertueux. C'est à tel point qu on a pu se demander si ce frère dont il fait un si grand éloge, dans son action de grâces aux dieux*, n'était pas son frère par adoption, le débauché Lucius Verus. Il est sûr que le bon empereur était capable de fortes illusions quand il s'agissait de prêter à autrui ses propres vertus.

Personne de sensé ne niera que ce fut une grande âme. Etait-ce un grand esprit? Oui, puisqu'il vit à des profondeurs infinies dans l'abîme du devoir et de la conscience. Il ne manqua de décision que sur

'I. J. Dion Cassius, LXXJ, 34. Pensées, à chaque page. 2. Pensées, I, 17. Il s'agit plutôt de Claudii' . 3everus

16 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

un point. 11 n'osa jamais nier absolument le surna- turel. Certes, nous partageons sa crainte de l'a- théisme ; nous comprenons admirablement ce qu'il veut dire, quand il nous parle de son horreur pour un monde sans Dieu et sans Providence ^ ; mais ce que nous comprenons moins, c'est qu'il parle sérieuse- ment de dieux intervenant dans les choses humaines par des volontés particulières ^ La faiblesse de son éducation scientifique explique seule une pareille dé- faillance. Pour se préserver des erreurs vulgaires, il n'avait ni la légèreté d'Adrien ni l'eeprit de Lucien. Ce qu'il faut dire, c'est que ces erreurs étaient chez lui sans conséquence. Le surnaturel n'était pas la base de sa piété. Sa religion se bornait à quel- ques superstitions médicales^ et à une condescen- dance patriotique pour de vieux usages*. Les initia- tions d'Eleusis ne paraissent pas avoir tenu grande

i . Pensées, II, 3, 4, 1 i ; IH, 9, < 1 ; IV, 48 ; V, 33 ; VI,?44 ; VII, 70; IX, ii, 27, 37; X, 1, 8, 25; XI, 20; XII, 2, 5, 12, 28, 31. Cf. Épictète, Diss., II, xx, 32.

2. Il ne repoussait pas les augures, l'astrologie; mais peut- être était-ce par nécessité politique (Capitolin, Ant. Phil., 13). Comp. Pensées, I, 6, 17.

3. Pensées, I, 17; IX, 27.

4. Dion Cassius, LXXI, 33,34; Capitolin, Ant. Phil.,\Z\ Am- mien Marcellin, XXV, iv, 17; bas-reliefs de la coienne Anlonino plusieurs fois. Antonin était de môme extérieurement trèa reli- gieux : voir Pensées, 1, 1 6.

[An ICI) MARG-AURELE. 17

place dans sa vie morale*. Sa vertu, comme la nôtre, reposait sur la raison, sur la nature. Saint Louis fut un homme très vertueux, et, selon les idées de son temps, un très bon souverain, parce qu'il était chré- tien ; Marc-Aurèle fut le plus pieux des hommes, nor parce qu'il était païen, mais parce qu'il était un homme accompli. Il fut l'honneur de la nature hu- maine, et non d'une religion déterminée. Quelles que soient les révolutions religieuses et philosophi- ques de l'avenir, sa grandeur ne souffrira nulle at- teinte ; car elle repose tout entière sur ce qui ne pé- rira jamais, sur l'excellence du cœur.

Vivre avec les dieux» !.... Celui-là vit avec les dieux qui leur montre toujours une âme satisfaite du sort qui lui a été départi et obéissante au génie que Jupiter a détaché comme une parcelle de lui-même, pour nous servir de directeur et de guide. Ce génie est l'intelligence et la raison de chacun^.

Ou bien le monde n'est que chaos, agrégation et dés- agrégation successives ; ou le monde est unité, ordre, pro- vidence. Dans le premier cas, comment désirer rester dans

un pareil cloaque? La désagrégation saura bien toute

seule m'atteindre.Dansle second cas, j'adore, je me repose, j'ai confiance dans celui qui gouverne *.

1. Philostr., Soph., If, x, 7; Capitolin, 27.

2. Suîfv esoî;.

3. Pensées, S, 27. Cf. YI, 14.

4. Ibid., VI, 10.

CHAPITRE II,

PROGRÈS ET RÉFORMES. L!i DROIT ROMAIN.

Envisagé comme souverain, Marc-Aurèle réalisa la perfection de la politique libérale. Le respect des hommes est la base de sa conduite. Il sait que, dans l'intérêt même du bien, il ne faut pas imposer le bien d'une manière trop absolue, le jeu libre de la liberté étant la condition de la vie humaine. Il désire l'amé- lioration des âmes et non pas seulement l'obéissance matérielle à la loi * ; il veut la félicité publique, mais non procurée par la servitude, qui est le plus grand des maux. Son idéal de gouvernement est tout ré- publicain*. Le prince est le premier sujet de la loi*.

<. Pensées, IX, 'Î19.

2. Capitolin, Ant.Phil.,\%.

3. Code Just., I, XIV, 4; VI, xxiii, 3; Digeste, V, ii, 8, § 2; XXXII, m, 23; Paul, Se7it., IV, 5, §3 ; ibid., V, 12, §§ 8, 9.

[An 161] MARC-AURÈLE. 19

Il n'est que locataire et usufruitier des biens de l'État ^ Point de luxe inutile; stricte économie ; cha- rité vraie, inépuisable; accès facile, parole affable * ; poursuite en toute chose du bien public, non des applaudissements.

Des historiens, plus ou moins imbus de cette po- litique qui se croit supérieure parce qu'elle n'est assurément suspecte d'aucune philosophie, ont cher- ché à prouver qu'un homme aussi accompli que Marc-Aurèle ne pouvait être qu'un mauvais admi- nistrateur et un médiocre souverain. Il se peut, en effet, que Marc-Aurèle ait péché plus d'une fois par trop d'indulgence. Cependant, à part des malheurs absolument impossibles à prévoir ou à empêcher, son règne se présente à nous comme grand et pro- spère'. Le progrès des mœurs y fut sensible. Beau- coup des buts secrets que poursuivait instinctive- ment le christianisme furent légalement atteints. Le régime politique général avait des défauts profonds ; mais la sagesse du bon empereur couvrait tout d'un palliatif momentané. Chose singulière ! ce vertueux

1. Dion Cassius, LXXI, 33.

2. Hérodien, I, 2.

3. Pour la discussion des historiens originaux, voir mes i}fé- langes historiques, p. 171 et suiv., et Noël Desvergers, Essai sur Marc-Aurèle (Paris, 1860), Pour les lois, voir Haenel, Corpus legwn, p. 1 1 4 et suiv.

20 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

prince, qui ne fit jamais la moindre concession à la fausse popularité, fut adoré du peuple ^ Il était dé- mocrate dans le meilleur sens du mot. La vieille aris- tocratie romaine lui inspirait de l'antipaihie*. Il ne regardait qu'au mérite, sans égard pour la naissance, ni même pour l'éducation et les manières. Comme il ne trouvait pas dans les patriciens les sujets propres à seconder ses idées de gouvernement sage, il appe- lait aux fonctions des hommes sans autre noblesse que leur honnêteté.

L'assistance publique, fondée par Nerva et Tra- jan, développée par Antonin, arriva, sous Marc- Aurèle, au plus haut degré qu'elle ait jamais atteint. Le principe que l'État a des devoirs en quelque sorte paternels envers ses membres (principe dont il faudra se souvenir avec gratitude, même quand on l'aura dépassé), ce principe, dis-je, a été proclamé pour la première fois dans le monde au ii" siècle. L'éducation des enfants de condition libre était devenue, vu l'insuffisance des mœurs et par suite des principes économiques défectueux sur lesquels reposait la société, une des grandes préoccupations

1. Jules Gapitolin, A7it. PhiL, 18, 49 ; cf. Fronton, Epist. ad M. Cœs., IV, 4 2; ad Anl. imp., I, 2. La haine contre Commode ■vint, en partie, de l'amour qu'on avait pour son père. Voir mes Mélanges, p. 492.

2. Pensées, I, 3, 44,

fA" 161] MARC-AURÈLE. 21

des hommes d'État. On y avait pourvu, depuis Trajan, par des sommes placées sur hypothèque et dont les revenus étaient gérés par des procurateurs * . Marc-Aurèle fit de ces procurateurs des fonction- naires de premier ordre ; il les choisissait avec le plus grand soin parmi les consulaires et les préteurs, et il élargit leurs pouvoirs'-. Sa grande fortune^ lui rendait faciles ces largesses bien entendues. Il créa lui-même un grand nombre de caisses de se- cours pour la jeunesse des deux sexes*. L'institut des Jeunes Faustiniennes remontait à Antonin ^ Après la mort de la seconde Faustine, Marc-Aurèle fonda les Nouvelles Faustiniennes^. Un élégant bas- relief nous montre ces jeunes lilles se pressant au- tour de l'impératrice, qui verse du blé dans un pli de leur robe'.

1. Voir les Évangiles^ p. 387 et suiv.

2. Inscription, dans Borghesi, Bull, de Vlnst. arcli., 1844, p. 125-127; Desjardins, De lab. nlim, , Paris, 1854; Noël Des- vergers, p. 39-43; Gapitolin, 11.

3. Dans toutes les provinces, on trouve ses procuraiores rei privatœ et ses procuratores patrimonii. [Desjardins.] Sur ses briqueteries, voir Noël Desvergers, p. 3. La fortune d'Antonin était plus considérable encore.

4. Gapitolin, 7 : Pueros et puellas novomm nominum, sans doute des Antoniniani, des Veriani.

5. Voir l'Église chrétienne, p. 295. f). Gapitolin, Anl. Phil., 26.

7. Villa Albani. Voir Ilenzen, Tab. alim. Bœb., dan;-. Ann. de

22 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

Le stoïcisme, dès le règne d'Adrien, avait péné- tré le droit romain de ses larges maximes, et en avait fait le droit naturel, le droit philosophique, tel que laraison peut le concevoir pour tous les hommes *. L'Édit perpétuel de Salvius Julianus fut la première expression complète de ce droit nouveau destiné à devenir le droit universel. C'est le triomphe de l'es- prit grec sur l'esprit latin. Le droit strict cède à l'équité ; la douceur l'emporte sur la sévérité; la justice paraît inséparable de la bienfaisance*. Les grands jurisconsultes d'Anlonin, Salvius Valons, Ul- pius Marcellus, Javoleuus, Volusius Mœcianus con- tinuèrent la même œuvre. Le dernier fut le maître de Marc-Aurèle en fait de jurisprudence % et, à vrai dire, l'œuvre des deux saints empereurs ne saurait être séparée. C'est d'eux que datent la plupart de

l'Insl. archdoL, 4 84S, p. 20. Zoega {Bassirilievi, I, p. 454 et suiv.) rapporte ce bas-relief à la première Fausline. Le monument, en tout cas, ne prouve pas que l'impératrice qui y figure s'occupât personnellement de bienfaisance. La pensée du bas-relief est de montrer Faustine secourable, même après sa mort. Alexandre Sévère imita cette institution et créa des Jeunes Mamméennes. Lampride, Alex. Sév., 67.

I.Gaïus, Jnst., I, § 1 ; Inst. de Just., I, i, § 1.

2. Digeste, I, m, 18; II, xiv, 8; XXXIV, v, 10, §1 ; XL, i, 24; XLII, I, 36, 38; XLVIII, xix, 42; L, xvu, 56, 15.=), 168, 192. Cf.Orose,VlII,15.

3. Capitolin, Ant. le Pieux, 12; Ant. le Phil., 3 Cf. ^lius Aristide, Oral., x, p. 109-110.

[An ICI] MARC-AURÈLE. 23

ces lois humaines et sensées qui fléchirent la rigueur du droit antique et firent, d'une législation pnmiti ve- inent étroite et implacable, un code susceptible d'être adopté par tous les peuples civilisés ^

L'être faible, dans les sociétés anciennes, était peu protégé. Marc-Aurèle se fit en quelque sorte le tuteur de tous ceux qui n'en avaient pas. L'enfant pauvre, l'enfant malade eurent des soins assurés. La préture tulélaire fut créée pour donner des ga- ranties à l'orphelin*. L'état civil, les registres des naissances commencèrent \ Une foule d'ordonnances pleines de justice répandirent dans toute l'admi- nistration un remarquable esprit de douceur et d'humanité*. Les charges des curiales furent dimi- nuées \ Grâce à un approvisionnement mieux réglé, les famines de l'Italie furent rendues impossibles ^

<. On a préiendu découvrir une influence chrétienne dans ce grand progrès du droit romain. Rien de plus gratuit. Les idées des chrétiens et les idées des jurisconsultes étaient aux deux pôles opposés; nulrapport entre les deux écoles, si ce n'est des rapports de malveillance; pas un rapprochement sérieux entre les textes.

2. Capitolin, 40; inscription de Concordia, Borghesi, Ann. de l'Inst. arch., 4853, p. 4 88 et suiv.; Desvergers, op. cit.jp. 46-48.

3. Capitolin, 9, 4 0.

4. Ibid., 9, 44.

5. Digeste, 6, L, i, 8: iv, 6.

6. Capitolin, 41 ; inscription ae Concordia, Borgliesi, Aim. de Vinstit. arch., 4 853, loc. cit.; Desvergers, p. 45-46.

24 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

Dans Tordre judiciaire, plusieurs réformes d'un esprit excellent remontent également au règne de Marc. La police des mœurs, notamment en ce qui concerne les bains mixtes, fut rendue plus sé- rieuse*.

C'est surtout pour l'esclave qu'Antonin et Marc- Aurèle se montrèrent bienfaisants. Quelques-unes des plus grandes monstruosités de l'esclavage furent cor- rigées. Il est admis désormais que le maître peut com- mettre des injustices envers son esclave. D'après la législation nouvelle, les châtiments corporels sont ré- glés*. Tuer son esclave devient un crime ^ Le traiter avec un excès de cruauté est un délit et entraîne pour le maître la nécessité de vendre le malheureux qu'il a torturé*. L'esclave, enfin, ressortit aux tribunaux, devient une personne, membre de la cité ^ Il est pro- priétaire de son pécule ; il a sa famille ; on ne peut vendre séparément l'homme, la femme, les enfants.

i. Capitolin, 23.

2. Gaïus, Institutes, I, 53; Digeste, I, xii, 8; XLVIII, viii, 4 §2.

3. Spartien, Adrien, 48; Gaïus, I, 53 ; Digeste, I, vi, 2.

4. Rescrit d'Antoain, dans Justinien, Inst., I, 8, §§ 1 , 2 ; Gaïus, Inst., I, 53. Cf. Digôste, I, vi, 2.

5. Digeste, VII, i, i, § 1 ; XL, xii, entier; XLVIII, ii, 5 (Ljp.); XIX, 4 9 (Ulp.); I, XII, 4, §5 (Ulp.) ; Paul, Sent., V, i, 1. Cf. Code Théod., IV, XIV, entier; Dig.,V,i, 53 (Hermog.); Instit. de Just., I. 8; m, 12.

|An 161) MARC-AURÈLE. 25

L'application de la question aux personnes serviles est limitée*. Le maître ne peut, hors certains cas, vendre ses esclaves pour les faire combattre dans l'amphi- théâtre contre les bêtes*. La servante, vendue sous \ii condiiion ne prostitualur, est préservée du lupanar ^ Il y a ce qu'on appelle favor lihertalis; en cas de doute, l'interprétation la plus favorable à la liberté est admise*. On juge par humanité contre la rigueur de la loi, souvent même contre la lettre du testa- ment^ Au fond, à partir d'Antonin, les juriscon- sultes, imbus de stoïcisme, envisagent l'esclavage comme une violation des droits de nature ®, et pren-

i. Dig., XLVIII, XVIII, 1, §§ 1 et 2; ibid., 9; ibid., 17, § 7 ; ibid., 20; Code Just., VI, xxxv, 12 ; Spartien, Adr., 18; Pline, Epist. VIII, 14.

2. Digeste, XVIII, i, 42; XLVIII, viii, 11, § 1 et 2. Cf. Spar- tien, Adrien, 18.

3. Digeste, I, vi, 2; II, iv, 10, § 1, Ulpien. Cf. Minucius Félix, 28.

4. Digeste, XL, v, De fideicommissariis libertalibus, à lire en entier, ainsi que Digeste, XL, iv. De manumissis testamento ; XL, VII, De statu-liberis, loi 3, § 11; loi 4, entière (Paul); loi 25 (Modestin) ;XL, vin. Qui si7ie mcmiimissione, loi 9 (Paul); XLIX, XV, De captivis et de postliminio, 12, § 9 (Thryphoninus) ; XLVIII, xviii, De quœstionibus, loi 14(iModestin); xix, DepœniSj loi 9, § 16 (UIp.). Cf. Wallon, Hist. de l'escl., III, p. 67 etsuiv.

o. Humanilatis inluilu. Dig., XL, iv, 4 (Pomponius).

6. « lUis natalibus restituilur in quibus initio omnes homines uerunt. » Marcien, dans Dig., XL, xi, De natal, rest-, loi 2; Florentinus, Dig., I, v, De statu hom., loi 4, § 1 ; Florentinus et

26 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

nent des biais pour le restreindre. Les affranchis- sements sont favorisés de toutes les manières ^ Marc-Aurèle va plus loin et reconnaît, dans une cer- taine limite, des droits aux esclaves sur les biens du maître. Si personne ne se présente pour recueillir l'héritage du testateur, les esclaves sont autorisés à se faire adjuger les biens ; qu'un seul ou que plu- sieurs soient admis à l'adjudication, elle a pour tous le même résultat*. L'affranchi est également protégé, par les lois les plus sérieuses, contre l'esclavage, qui tendait de mille manières à le ressaisir'.

Le fils, la femme, le mineur furent l'objet d'une législation à la fois intelligente et humaine. Le fils resta l'obligé de son père, mais cessa d'être sa chose*. Les excès les plus odieux, que l'ancien droit romain trouvait naturel de permettre à l'autorité paternelle, furent abolis ou restreints*. Le père eut des devoirs envers ses enfants et ne put rien réclamer pour

Ulpien, Dig., I, i, De just. et jure, lois 3 et 4; Dig., L, xvii, De div. reg. juris, loi 32.

1. Instit. de Just., I, 4; Digeste, I, vi, 2; XL, v, 37; viii, 4, 3; XXXV, 1, 31, 50; Cod. Just., VH, i, 4 ; ii, 12; iv, 2. Cf. Wallon, nist. de l'escL, III, p. 62 et suiv. i^" édit.)

2. Digeste, XL, v, 2, 4, § 1 2 ; XLII, vm, 1 0, § 4 7.

3. Wallon, III, p. 75 et suiv. Voir surtout Digeste, XXXVIII, I, De operis Uùertorum.

4. Code, VI, XXXI, 5; VIII, xlvi, 1 ; Digeste, I, vu, 36, 39.

5. Paul, V, 6, § 15; Digeste, XXVI, ii, 4; Code, V, xvii, 5.

(An ICI) MARC-ALRÈLE. 27

les avoir remplis; le fils, de son côté, dut à ses parents des secours alimentaires, dans la proportion de sa fortune*.

Les lois sur la tutelle et les curateurs avaient été jusque-là fort incomplètes. Marc-Aurèle en fit des modèles de prévoyance administrative^ Dans l'ancien droit, la mère faisait à peine partie de la famille de son mari et de ses enfants. Le sénatus- consulte tertullien (an J58) et le sénatus-consulte orphitien (178) établirent le droit de succéder de la mère à l'enfant et de l'enfant à la mère\ Les senti- ments et le droit naturel prennent le dessus. Des lois excellentes sur les banques, sur la vente des esclaves, sur les délateurs et les calomniateurs, mirent fin à une foule d'abus. Le fisc avait toujours été dur, exi- geant. Il fut désormais posé en principe que, dans les cas douteux, ce serait le fisc qui aurait tort. Des impôts d'une perception vexatoire furent supprimés. La longueur des procès fut diminuée. Le droit cri- minel devint moins cruel, et l'inculpé reçut de pré- cieuses garanties*; encore était-ce l'usage personnel de Marc-Aurèle de diminuer, dans l'application, les

1. Dig.jXXV, V, 5, § i-i, De agnoscendis et alendis liberis ; £ode, V, XXV, 1, "Z, De alendis liberis ac parenlibus.

2. Capitolin, Ant. le PhiL, 4 0, M.

3. Institutesde Jusl., 111, 3 et 4. Capitolin, 41.

4. Digeste, V, i, 3G; Capitolin, 24.

28 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An IGl)

pénalités établies. Les cas de folie furent prévus*. Le grand principe stoïcien que la culpabilité réside dans la volonté, non dans le fait, devient l'âme du droit*.

Ainsi fut définitivement constituée cette merveille, le droit romain, sorte de révélation à sa manière, dont l'ignorance reporta l'honneur aux compilateurs de Justinien, mais qui fut en réalité l'œuvre des grands empereurs du if siècle, admirablement in- terprétée et continuée par les jurisconsultes éminents du III* siècle. Le droit romain aura un triomphe moins bruyant que le christianisme, mais en un sens plus durable. Oblitéré d'abord par la barbarie, il ressuscitera vers la fin du moyen âge, sera la loi du monde renaissant, et redeviendra, sous des rédac- tions un peu modifiées, la loi des peuples modernes. C'est par que la grande école stoïcienne qui, au II" siècle, essaya de reformer le monde, après avoir en apparence misérablement avorté, remporta en réalité une pleine victoire. Recueillis par les juris- consultes classiques du temps des Sévères, mutilés et altérés par Tribonien, les textes survécurent, et

1. Digeste, I, xvii,14, De offic.prœs.

2. Digeste, XLVIII, viii, U, Ad legem Corneliam de sic; ibid., 1, § 3; Digeste, L, xvn, 79, De recjuUs jxiris; Digeste, XLVIII, XIX, 26, De pœnis.

^n 161] MARC-AURÈLE. 29

ces textes furent plus tard le code du monde entier. Or ces textes sont l'œuvre des légistes éminents qui, groupés autour d'Adrien, d'Antonin, de Marc-Aurôle, font entrer définitivement le droit dans son âge phi- losophique. Le travail se conlinue sous les empereurs syriens; l'affreuse décadence politique du siècle n'empêche pas ce vaste édifice de continuer sa lente et belle croissance.

Ce n'est pas que Marc-Aurèle affichât l'esprit novateur. Au contraire, il s'arrangeait de manière à donner à ses améliorations une apparence conser- vatrice ^ Toujours il traita l'homme en être moral ; jamais il n'affecta, comme le font souvent les poli- tiques prétendus transcendants, de le prendre comme une machine ou un moyen. S'il ne put changer l'atroce code pénal du temps, il l'adoucit dans l'application*. Un fonds fut établi pour les obsèques des citoyens pauvres ; les collèges funéraires furent autorisés à recevoir des legs et devinrent des personnes civiles, iyant le droit de posséder des propriétés, des es- claves, d'affranchir ^ Sénèque avait dit : « Tous les hommes, si on remonte à l'origine, ont les dieux

4. Capitolin, ]].

i. Ibid., 12, 24; Digeste, I, xviii, 14; XL, v, 37; XLVUI xvm, 1,§ 27.

3. Digesto, XXXIV. V. 20; XL, m, I. Seuleinenl il était inter-

30 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161)

pour pères ^ » Demain Ulpien dira : « Par droit na- turel, tous les hommes naissent libres et égaux*. » Marc-Aurèle aurait voulu supprimer les scènes hideuses qui faisaient des amphithéâtres de vrais lieux d'horreur pour quiconque avait le sens moral*. 11 n'y put réussir; ces représentations abominables étaient une partie de la vie du peuple. Quand Marc- Aurèle arma les gladiateurs pour la grande guerre germanique, il y eut presque une émeute : « Il veut nous enlever nos amusements, cria la foule, pour nous contraindre à philosopher*. » Les habitués de l'amphithéâtre étaient les seules personnes qui ne l'aimassent point ^ Obligé de céder à une opinion plus forte que lui, Marc-Aurèle protestait du moins de toutes les manières. Il apporta des tempéraments au mal qu'il ne pouvait supprimer ; on étendit des matelas sous les funambules, on ne put se battre qu'avec des armes mouchetées. L'empereur venait

dit d'être de deux collèges à la fois. Dig., XL VII, xxii, 1. Comp. Gruter, cccxxii, 4; Murât., dxvi, 1 ; Orelli, 4080. Voir les Apôtres, p. 355 et suiv.

4 . Sénèque, Epist. xliv. Cf. epist. lvii.

2. Digeste, I, i, 4 ; L, xvii, 32.

3. Voir les Apôtres» p. 320 et suiv. Julien essaya la même réforme, sans mieux réussir. Mïsopogon, p. 340, Spanh.

4. Capitolin, Ânt. le Phil., 23; Dion Gassius,LXXI, 29.

5. Nisi a voluptariis unice amabatur. Vulcal. Gall., Avi- dius CassitiSj 7.

[An IGl] MaRC-AURÈLE. 3t

au spectacle le moins qu'il pouvait et uniquement par complaisance. Il aiïectait, pendant la représen- tation, de lire, de donner des audiences, de signer des expéditions, sans se mettre en peine des raille- ries du public. Un jour, un lion, qu'un esclave avait dressé à dévorer des hommes, fit tant d'honneur à son maître, que de tous les côtés on demanda pour celui-ci l'aiïranchissement. L'empereur, qui, pendant ce temps, avait détourné la tête, répondit avec hu- meur : a Cet homme n'a rien fait de digne de la liberté. » Il porta plusieurs édits pour empêcher les manumissions précipitées, prononcées sous le coup des applaudissements populaires, qui lui semblaient une prime décernée à la cruauté * .

4. Capitolin, 4, 11, 12, 15, 23; Dion Cassius, LXXI, 29; Hé- rodien, V, ii, 4; Digeste, XL, ix, 17, proœm. ; Code Just., VII, XI, 3.

CHAPITRE III,

LE RÈGNE DES PHILOSOPHES.

Jamais on n'avait vu jusque-là le problème du bonheur de l'humanité poursuivi avec autant de suite et de volonté. L'idéal de Platon était réalisé : le monde était gouverné par les philosophes. Tout ce qui avait été à l'état de belle phrase dans la grande âme de Sénèque arrivait à être une vérité. Raillée pendant deux cents ans par les Romains brutaux*, la philosophie grecque triomphe à force de patience ^ Déjà, sous Antonin, nous avons vu des philosophes privilégiés, pensionnés % jouant presque le rôle de fonctionnaires publics*. Maintenant, l'empereur en

1. Notez encore la malveillance de Quintilien, Imt., prooem., 2; XI, 1,4; XII, i, 1.

2. Voir les Évangiles, p. 382 et suiv.

3. Jules Capit., Anl. Plus, 11 ; Digeste, XXVII, i, 6; Arté- midore, Oneirocr., V, 83.

4. Voir l'Église chrétienne, p. 296.

[An 161] MARC-AURÈLE. 33

est, à la lettre, entouré S Ses anciens maîtres sont devenus ses ministres, ses hommes d'État. 11 leur prodigue les honneurs, leur élève des statues, place leurs images parmi ses dieux lares, et, à l'anni- versaire de leur mort, va sacrifier sur leur tombe, qu'il tient toujours ornée de fleurs*. Le consulat, jusque-lcà réservé à l'aristocratie romaine, se voit envahi par des rhéteurs, par des philosophes. Hé- rode Atticus, Fronton, Junius Rusticus, Glaudius Severus, Proculus, deviennent consuls ou proconsuls à leur jour \ Marc-iVurèle avait, en particulier, pour Rusticus l'affection la plus tendre; il le fit deux fois consul, et toujours il lui donnait l'accolade avant de la donner au préfet du prétoire. Les importantes fonctions de préfet de Rome furent , durant des an- nées, comme immobilisées entre ses mains*.

Il était inévitable que celte faveur subite, ac- cordée par l'empereur à une classe d'hommes se mêlaient l'excellent et le méprisable , amenât bien

1. Hérodien, I, 2; Capitolin, ^n«. le PhiL, 2, 3; Dion Cassius, LXXI, 35.

2. Capitol in, Antonin le PhiL, 3.

3. Tillemont, Hist. des Emp., II, p. 316, 332, 337; Capitolin, 2. Quelques-uns de ces consulats eurent lieu dès le temps d'An- tonin.

4. Capitolin, Ant. PhiL, 3; Themistius, Oral., 13, 17; Di- geste, XLIX, I, 1, § 3; Actes de saint Justin (voir V Église ctiréL, p. 492, note); Desvergers, p. 53-55.

3

34 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

des abus. De toutes les parties du monde, le bon Marc-Aurèle faisait venir les philosophes en renom *. Parmi les orgueilleux mendiants, vêtus de souque- nilles trouées, que ce large appel mit en mouvement, il y avait plus d'un homme médiocre, plus d'un charlatan ^ Ce qui implique une profession exté- rieure ^ provoque toujours la comparaison entre les mœurs réelles et celles que l'habit suppose". On ac- cusait ces parvenus d'avidité, d'avarice , de gourman- dise, d'impertinence, de rancune ^ On souriait par- fois des faiblesses que pouvait abriter leur manteau.

4. Alexandre Péloplaton : Philostr., SopIi._, II, v, 3; Adrien de Tyr : Philostr., Soph.j, II, x, 7 et suiv. ; Lucius : Philostr., Sopfi., II, I. 21 .

2. Aulu-Gelle, IX, 2. Lucien est presque aussi opposé aux philosophes de profession qu'aux charlatans et aux illuminés de toute espèce. Voir surtout V Icaroménippe, l'Eunuquej la Mort de Peregrmus, les Philosophes à l'encan, le Pêcheur, les La- pithes, les Fugitifs, 3, 12.

3. Professioni suce eliani vioribus rcspondens. Corresp. de Pline et Traj., lviii (lxvi). Cf. Digeste, L, xiii, 4.

4. Tac, Ann., XVI, 32; Juvénal, ii, 1 et suiv. ; m, 115 et suiv.; Martial, ix, 47; xi, 56; Quintilien, Inst., proœra., 2; XII, II, \ ; m. Dion Ghrys., Oral., lxxii, 383, 388, Reiske; Auliî-Gelle, vn, 10; XV, 2; XVII, 19; Épictète, DisserL, IV VIII, 9.

5. Capitolin, Ant. Pins, 3; Tatien, Adv. CiY.^19, 23; Appien, Bell. Milhrid., c. 28; Lucien, Parasilus, 52; Piscalor, 34, 37; iElius Aristide, Or., xlvi, 0pp., II, 398, Dindorf. Comp. Lucien, NigrinuSf'io; Hermolime^l&J'è; Lapith.,o^\ Fugitifs, ^IS; Dîal, merelr., x, 1 ; Ulpien, Dig., L, xiii, 1 ; Sénèque, Lettres, xxix, 5.

\

(An ICI] MARG-AURÈLE. 55

Leurs cheveux mal peignés, leur barbe, leurs ongles étaient l'objet de railleries*. « Sa barbe lui vaut dix mille sesterces, disail-on; allons! il faudrait aussi sa- larier les boucs ^ » Leur vanité donnait souvent raison à ces plaisanteries. Peregrinus, se brûlant sur le bûcher d'Olympie, en 466 3, montra jusqu'où le besoin du tragique pouvait mener un sot, infatué de son rôle et avide de faire parler de lui.

Leur prétention à, se suffire absolument prêtait à de vives répliques *. On se racontait le mot attribué à Démonax sur Apollonius de Chalcis, partant pour Rome avec toute une suite : « Voici venir Apollonius et ses Argonautes \ » Ces Grecs, ces Syriens, cou- rant à l'assaut de Rome, semblaient partir pour la conquête d'une nouvelle toison d'or. Les pensions et les exemptions dont ils jouissaient faisaient dire qu'ils étaient à charge à la république, et Marc-Aurèle fut obligé de se justifier sur ce point®. On se plaignait

1 . Tatien, Adv. Gr., 25 ; Laorpride, Héliog., 1 1 ; Apulée, Met., XI, 8.

2. Lucien, Eiuiuck., 8, 9; Cijnicus,\ et suiv. Cf. l'Église chrét., p. 483, 484.

3. Eusèbe, Chron.j p. 170, '171, Schœne; Athéuag., Leg., 26.

4. Tatien, Ado. Gr., 25.

5. Lucien, Demonax, 31 ; Capitolin, Anl. Puis, '10.

6. Capitolin, Ant. Pldl., 23; Digeste, XX VII, i, De excusa- tionibus, loi 6 (Modestin) ; L,v, De vacat. el excusai, mun., loi 8, §4(I>apinien); loi '10,§ 2 (Pdul) ; L, iv, Z)e muncribus.\o\\^,%ZQ.

36 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161)

surtout qu'ils maltraitassent les particuliers. Les in- solences ordinaires aux cyniques ne justifiaient que trop ces accusations. Ces misérables aboyeurs n'a- vaient ni honte ni respect, et ils étaient fort nom- breux.

Marc-Aurèle ne se dissimulait pas les défauts de ses amis ; mais sa parfaite sagesse lui faisait faire une distinction entre la doctrine et les faiblesses de ceux qui l'enseignent \ Il savait qu'il y avait peu ou point de philosophes pratiquant vraiment ce qu'ils conseillaient. L'expérience lui avait fait con- naître que la plupart étaient avides, querelleurs, vains, insolents, qu'ils ne cherchaient que la dis- pute et n'avaient qu'un esprit d'orgueil , de mali- gnité, de jalousie \ Mais il était trop judicieux pour at- tendre des hommes la perfection. Comme saint Louis ne fut pas un moment troublé dans sa foi par les désordres des clercs, Marc-Aurèle ne se dégoûta ja- mais de la philosophie, quels que fussent les vices des philosophes. « Estime pour les vrais philosophes; indulgence exempte de blâme pour les philosophes prétendus, sans d'ailleurs être jamais leur dupe »,

i. Philostr., Soph., II, i, 21. Semper adversus sua vilia facundos, ditMinucius Félix des philosoplies 38).

2. Galien, De prœnotione ad Poslli., 1 (t. XIX, p. 498 et suiv., Kuhnj.Cf. Apulée, ApoL, ch. 3, 17, 48.

jAn 161] MARC-AURELE. 37

voilà ce qu'il avait remarqué dans Antonin * et la règle qu'il observa lui-même. 11 allait écouter, dans leurs écoles, Apollonius, Sextus de Gliéronée, et ne se fâchait pas qu'on rît de lui'. Gomme Antonin, il avait la bonté de supporter les rebuffades de gens vani- teux et mal élevés, que ces honneurs, exagérés peut- être, rendaient impertinents ^ Alexandrie le vit mar- cher dans ses rues sans cour, sans garde, vêtu du manteau des philosophes et vivant comme l'un d'eux*. A Athènes, il institua des chaires pour toutes les sciences % avec de forts traitements % et il sut donner à ce qu'on peut appeler l'université de cette ville un éclat supérieur encore à celui qu'elle tenait d'Adrien'. Il était naturel que les représentants de ce qu'il y avait encore de ferme, de dur et de fort dans l'an- rien esprit romain éprouvassent quelque impatience

1. Pensées j I, 4 6.

2. CapïtoVm, Ant. Plus, 3; Philostr., Soph., II, i, 21; Dion Cassius, LXXI, -i .

3. Capitolin, Anl. Pins, 10; Philostr., Soph., II, 9.

4. Capitolin, Anl. Phil., 26.

5. Dion Cassius, LXXI, 31.

6. Dix mille drachmes, c'csL-à-dire environ dix mille francs. Dion Cassius, LXXI, 3 1 , note de Sturz. Conip. Suétone, Vesp., \ 8 ; Capitolin, Pias, \\ ; Lampride, Alex. Sev., 44.

7. iEiius Aristide, Orat., ix, 0pp., III, p. 110, 111, Dindorf; 'Philo?trate, Soph.:, Vies d'Hdrode Allicus (II, i), d'Adrien de Tyr {\\. x). Cf. II, XI, 2. Alexandre Péloplaton, en y mettant le pied, sï'criail- a |ri, (léchissons le genoul» Philostr., Soph., K.v, 3.

38 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

devant cet envahissement des hautes places de la république par des gens sans aïeux, sans audace mili- taire, appartenant le plus souvent à ces races orien- tales que le vrai Romain méprisait. Telle fut, en par- ticulier, la position que prit, pour son malheur, Avi- aius Cassius, vrai homme de guerre et homme d'État, homme éclairé même et plein de sympathie pour Marc-Aurèle, mais persuadé que le gouvernement exige tout autre chose que de la philosophie ^ A force d'appeler l'empereur, en souriant, « une bonne femme philosophe* », il se laissa entraîner à la plus funeste des pensées, à la révolte. Le grand reproche qu'il adressait à Marc-Aurèle^ était de confier les premiers emplois à des hommes qui n'offraient de garanties ni par leur fortune, ni par leurs antécé- dents, ni même quelquefois par leur éducation, tels que Bassaeus et Pompéien. Le bon empereur poussa, en effet, la naïveté jusqu'à vouloir que Pompéien épousât sa fille Lucille, veuve de Lucius Verus, et jusqu'à prétendre que Lucille aimât Pompéien, parce qu'il était l'homme le plus vertueux de l'empire. Cette idée malheureuse fut une des principales causes qui

1. Lettre d'Avidius Cassius, dans Vulc. GaWicanm, Avid., 14.

2. Philosophani aniculam. Lettre de Lucius Verus, dans Vulcatius Gallicanus, Avid. Cnss., 1.

3. Vulcatius Gallicanus, /liv'7., 14.

(An 161] MARG-AURÈLE. 39

empoisonnèrent son intérieur ; car Faustine appuya la résistance de sa fille, et ce fut un des motifs qui la jetèrent dans l'opposition contre son mari*.

Si Marc-Aurèle n'avait uni à, sa bonté un rare degré de sens pratique, son engouement pour une classe de personnes, qui ne valait pas toujours ce que sa profession faisait supposer, l'eût entraîné à des fautes. La religion a eu ses ridicules; la philo- sophie a eu les siens. Ces gens qui couvraient les places publiques, armés de gourdins, étalant leurs longues barbes, leurs besaces et leurs manteaux râ- pés, ces cordonniers, ces artisans qui abandonnaient leur échoppe pour mener la vie oisive du cynique mendiant, excitaient chez les gens d'esprit la même antipathie qu'excita plus tard dans la bourgeoisie bien élevée le capucin vagabond*. Mais, en gé- néral, malgré le respect un peu exagéré qu'il avait a priori pour le costume des philosophes, Marc- Aurèle portait dans le discernement des hommes un tact fort juste \ Tout le groupe des sages qui se

1 . Capitolin, Ant. Phil., 20. Voir mes Mél. cl'hisL, p. 1 93, 1 94. C'est à tort qu'on a mêlé Faustine à la conspiration d'Avidius. Mél.j p. 184 et suiv.

2. Lucien, fils accus., 6; Dem., 19, 48; Piscalor, 45; Fugi- (jui, 12-22 ; Épictète,Z)tsser<., III, xxii, 50, 80; Aulu-Gelle,IX, 2.

3. La même distinction était délicatement observée par Épic- lète. Disscrl.. III, xxii; IV, viii, xi.

40 ORIGINES DU CHRISTIANISMF. [An 161)

serraient autour du pouvoir présentait un aspect très vénérable ; l'empereur les envisageait moins comme des maîtres ou des amis que comme des frères, qui lui étaient associés dans le gouvernement. Les phi- losophes, comme l'avait rêvé Sénèque, étaient de- venus un pouvoir de l'État, une institution constitu- tionnelle en quelque sorte, un conseil privé dont l'influence sur les affaires publiques était capitale.

Ce curieux phénomène, qui ne s'est vu qu'une fois dans l'histoire, tenait certainement au caractère de l'empereur; mais il tenait aussi à la nature de l'empire et à la conception romaine de l'État, con- ception toute rationaliste, ne se mêlait aucune idée théocratique. La loi était l'expression de la rai- son; il était donc naturel que les hommes de la raison arrivassent un jour ou l'autre au pouvoir. Comme juges des cas de conscience, les philosophes avaient un rôle en quelque sorte légal*. Depuis des siècles, la philosophie grecque faisait l'éducation de la haute société romaine : presque tous les précepteurs étaient Grecs; l'éducation se faisait toute en grec*. La Grèce ne compte pas de plus belle victoire que celle qu'elle

1. Aulu-Gelle, XIV, 2. On en a des exemples même sous Domitien, Corresp. de Pline et de Trajan, lvhi (lvi), affaire d'Archippe.

2. Quinlilien, I, i, 3; Lucien, De mercede conducliSj 24. 40.

[An 161] xMARC-AURÊLE. H

remporta ainsi par ses pédagogues et ses professeurs ^ La philosophie prenaii de plus en plus le caractère d'une religion; elle avait ses prédicateurs, ses mis- sionnaires*, ses directeurs de conscience, ses ca- suistes^ Les grands personnages entretenaient au- près d'eux un philosophe familier, qui était en même temps leur ami intime*, leur moniteur, le gardien de leur âme ^ De une profession qui avait ses épines et pour laquelle la première condition était un extérieur vénérable, une belle barbe, une façon de porter le manteau avec dignité \ Rubellius Plautus eut, dit-on, près de lui « deux docteurs en sagesse »,

Notez surtout la colère de Juvénal contre les Grecs qui écrasent la littérature latine et font de Rome « une ville grecque », les Romains meurent de faim. {Sat., m, etc.)

1. Voyez Luden, Nigriîius, 12 et suiv.

■2. Voir surtout Dion Chrysostome, Orat., i, xxxii.

3. Aulu-Gelle, XII, 4 ; XIII, 22 ; XIV, 2 ; Épict.. Diss.. III, 3.

4. Henzen, Inscr., 5600. Lire le petit traité de Lucien, De mercede conducUs.

5. Sénèque, Epiât., i.ii, xciv; Perse, Sat.j v; Aulu-Gelle, I, 26; VII, 13; X, 19; XII, 1; XVII, 8; XVIII, 40; XX, 4; Lucien, De mercede cond., 19.

6. Lucien, traité cité, 25. La profession de philosophe domes- tique baissa beaucoup avec le temps. Dans la mosaïque de Pom- peianus, trouvée à Atménia, dans la province de Constantine, mosaïque qui est du temps d'Honorius, le piiilosophe n'a guère d'autre fonction que de tenir le parasol de sa maîtresse et de pro- mener le petit chien (publication de la Société archéologique de Constantine : filoso filolocus, lisez fùosofi locus).

42 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

Cœranus et Musonius, l'un Grec, l'autre Étrusque, pour lui donner les motifs d'attendre la mort avec courage'. Avant de mourir, on s'entretenait avec quelque sage , comme chez nous on appelle un prêtre , afin que le dernier soupir eût un caractère moral et religieux. Ganus Julius marche au supplice accompagné de « son philosophe* ». Thrasea m.eurt assisté par le cynique Démétrius*.

On assignait pour premier devoir au philosophe d'éclairer les hommes, de les soutenir, de les diriger*. Dans les grands chagrins, on appelait un philosophe pour se faire consoler, et souvent le philosophe, comme chez nous le prêtre averti in extremis, se plaignait de n'être appelé qu'aux heures tristes et tardives. « On n'achète les remèdes que quand on est gravement malade; on néglige la philosophie tant qu'on n'est pas trop malheureux. Voilà un homme riche, jouissant d'une bonne santé, ayant une femme et des enfants bien portants; il n'a aucun souci de la philosophie ; mais qu'il perde sa fortune ou sa santé, que sa femme, ou son fils, ou son frère soient frappés de mort, oh ! alors, il fera venir le

1. Tacite, Ann., XIV, 51).

2. Sénèque, De Iranq. nnimœ,. 14.

3. Tacite, A7in., XVI, 34.

4. Sénèque, Epist., xlviii

[An IGl) JIARC-AURÈLE. 43

philosophe; il l'appellera pour en tirer quelque con- solation , pour apprendre de lui comment on peut supporter tant de malheurs*. »

Ce fut surtout la conscience des souverains que les philosophes, comme plus tard les jésuites, cher- chèrent à gagner au bien. « Le souverain est hon- nête et sage pour des milliers d'autres » ; en l'amé- liorant, le philosophe fait plus que s'il gagnait à la sagesse des centaines d'hommes isolément^. Aréus fut auprès d'Auguste un directeur, une espèce de confesseur, auquel l'empereur dévoilait toutes ses pensées et jusqu'à ses mouvements les plus secrets. Quand Livie perd son fils Drusus, c'est Aréus qui la console ^ Sénèque joua par moments un rôle ana- logue auprès de Néron. Le philosophe, que, du temps d'Épictète, de grossiers personnages traitent encore avec rudesse en Italie *, devient le cornes du prince, son ami le plus intime, celui qu'il reçoit à toutes les

i. Dion Chrysostome, Ora^, xxvn.

2. Plutarque, Cwm principibus philosophandum, 1 et suiv.

3. Sénèque, Consol. ad Marciam, i eA sniv. Cf. Suét., Oet., 89; Strab., XIV',v, 4; Dion Cass., LI, 46; Plutarque, Anton. ^ 80, 81 ; Apophlli. ,Aug., 3; Prœc.ger.reip.,\%\ Marc-Aurèle, /'e/i- sées, VIII, 31; Julien, Epùt. 51, ad Alex., et Cœs., p. 326, Spanh. Sénèque nous donne le discours qu'il suppose avoir été tenu par Aréus. Ses trois Consolations à Helvia, h Marcia, à Po- lybe, sont des morceaux du même genre.

4. Arrien, Epict. Dissert., III, vm, 7. Cf. Perse, v, 189-t9|.

44 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 161]

heures. On dirait des espèces d'aumôniers, ayant des fonctions et un traitement réguliers. Dion Chrysos- tome écrit pour Trajan son discours sur les devoirs de la royauté * . Adrien s'est montré à nous environné de sophistes.

Le public avait, comme les princes, ses leçons régulières de philosophie. Il y avait, dans les villes importantes, un enseignement éclectique officiel, des leçons, des conférences. Toutes les anciennes déno- minations d'école subsistaient; il existait encore des platoniciens, des pythagoriciens, des cyniques, des épicuriens, des péripatéticiens, recevant tous des salaires égaux, à la seule condition de prouver que leur enseignement était bien d'accord avec celui de Platon, de Pythagore, de Diogène, d'Épicure, d'Aristote^ Les railleurs prétendaient même que certains professeurs enseignaient à la fois plu- sieurs philosophies et se faisaient payer pour jouer des rôles divers'. Un sophiste s'étant présenté à Athènes comme sachant toutes les philosophies : « Qu'Aristote m'appelle au Lyoée, dit-il, je le suis; que Platon m'invite à l'Académie, j'y entre; si Zenon me réclame, je me fais l'hôte du Portique; sur un mot

4. Oral., I.

2. Lucien, Eunuch., 3

3. Lucien, De?no¥'ax, 4 4

[An 161] MARC-AURÈLE. 45

de Pythagore, je me tais. Suppose que Pythagore t'appelle », reprit Démonax.

On oublie trop que le ii* siècle eut une véritable prédication païenne parallèle à celle du christianisme, et d'accord h beaucoup d'égards avec celle-ci. Il n'é- tait pas rare, au cirque, au théâtre, dans les assem- blées, de voir un sophiste se lever, comme un mes- sager divin, au nom des vérités éternelles'. Dion Ghrysostome avait déjà donné le modèle de ces ho- mélies, empreintes d'un polythéisme fort mitigé par la philosophie, et qui rappellent les enseignements des Pères de l'Église. Le cynique Théagène, à Rome, attirait la foule au cours qu'il faisait dans le gymnase de Trajan*. 31axime de Tyr, en ses Sermons^ nous présente une théologie, au fond monothéiste ^, les représentations figurées ne sont conservées que comme des symboles nécessaires à la faiblesse hu- maine et dont les sages seuls peuvent se passer. Tous les cultes, selon ce penseur parfois éloquent, sont un effort impuissant vers un idéal unique. Les variétés qu'ils présentent sont insignifiantes et ne sauraient arrêter le véritable adorateu,'*.

h. Dion Chrys., Oraf. , xxxii; Aulu-Gelle, V, \ (Musonius).

2. Galien, Melhod. 7nedcndi, 13, 45, t. X, p. 909, Kuhn.

3. Dissert., xi, xiv, xvni, édit. Diibner.

4. vEjjLeiw rn; J'.t^tovîa;* toTuaav po^cv, èpâTuo iv fio'vov, prif*o

46 ORIGINES DU CHRISTIANIS3IE. [An 161)

Ainsi se réalisa un véritable miracle iiistorique, ce qu'on peut appeler le règne des philosophes. C'est le moment d'étudier ce qu'un tel régime favorisa, ce qu'il abaissa. 11 servit merveilleusement aux progrès sociaux et moraux; l'humanité, la douceur des mœurs y gagnèrent infiniment; l'idée d'un État gouverné par la sagesse, la bienveillance et la raison fut fondée pour toujours. Au contraire, la force militaire, l'art et la littérature subirent une certaine décadence. Les philosophes et les lettrés étaient loin d'être la même chose. Les philosophes prenaient en pitié la frivolité des lettrés, leur goût pour les applaudissements*. Les lettrés souriaient de la barbarie du style des philosophes, de leur manque de manières, de leurs barbes et de leurs manteaux. Marc-Aurèle, après avoir hésité entre les deux directions, se décida hau- tement pour les philosophes. 11 négligea le latin, cessa d'encourager le soin d'écrire en cette langue, préféra le grec, qui éfait la langue de ses auteurs favoris.

La ruine complète de la littérature latine est dès lors décidée. L'Occident baisse rapidement, tandis

veuETwaav (jlo'vov. Maxime de Tyr, derniers mots du dise, viii, édit. Dûbner.

4. Èpictète, Dissert, ^l, xxi; II, xxni; 111, is, xxiii; Aulu- Gelle, V, 1 ; Plutarque, De audiendo, 4 3, 4 5. Se rappeler Quinli- lien, /nsL^ proœm., 2 ; X, i, 3; XI, i, 4; XII, ii, 1,3; m.

(An 161] MARC-AUUÈLE. 47

que l'Orient devient de jour en jour plus brillant; on voit déjà poindre Constantin. Les arts plastiques, si fort aimés d'Adrien, devaient paraître à Marc- Aurèle des quasi-vanités. Ce qui reste de son arc de Iriomphe* est assez mou; tout le monde, jusqu'aux barbares, y a l'air excellent; les chevaux ont un œil attendri et philanthrope. La colonne Antonine est un ouvrage curieux, mais sans délicatesse dans l'exécu- tion, très inférieur au temple d'Antonin et Fausline, élevé sous le règne précédent. La statue équestre du Gapitole nous charme par l'image sincère qu'elle nous présente de l'excellent empereur; mais l'artiste n'a pas le droit d'abdiquer toute crânerie à ce point. On sent que la totale ruine des arts du dessin, qui va s'accomplir en cinquante ans, a des causes pro- fondes. Le christianisme et la philosophie y travail- laient également. Le monde se détachait trop de la forme et de la beauté. Il ne voulait plus que de ce qui améliore le sort des faibles et adoîicit les forts. La philosophie dominante était morale au plus haut degré, mais elle était peu scientifique; elle ne poussait pas à la recherche. Une telle philosophie n'avait rien de tout à fait incompatible avec des cultes aussi peu dogmatiques que l'étaient ceux d'alors. Les philosophes étaient souvent revêtus de 1 . Au palais des Conservateurs, à Rome.

«8 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161 f

fonctions sacerdotales dans leurs villes respectives * , Ainsi le stoïcisme, qui contribua si puissamment à. l'amélioration des âmes, fut faible contre la supersti- tion ; il éleva les cœurs, non les esprits. Le nombre des vrais savants était imperceptible. Galien même n'est pas un esprit positif; il admet les songes mé- dicaux et plusieurs des superstitions du temps*. Malgré les lois', les magiciens les plus malfaisants réussissaient. L'Orient, avec son cortège de chi- mères, débordait*. En province, toutes les folies trouvaient des adeptes.

La Béotie avait un demi- dieu, un certain Sostrate, espèce de colosse idiot, menant une vie sauvage, dans lequel tous voyaient Hercule ressuscité. On le considérait comme le bon génie de la contrée, et on le consultait de toutes parts ^

Chose plus incroyable 1 la sotte religion d'Alexan- dre d'Abonotique, que nous avons vue naître dans les

1. Plutarque, Favoiinus, Hérode Atlicus, iElius Aristide.

2. De libris propr., 2; Meth. med., IX, 4; XIV, 8; De prœnot. ad Posth., 2. Cf. Alex, de Traites, IX, 4. Voir l'Église clirét., p. 431 .

3. Paulj'VjXXi, 1.«Vaticinatores, qui se Deo-plenosadsimulant, idcirco civitate expelli placuit, ne humana credulitate publici mores ad spem alicujas rei corrumperentur, vel certe ex eo popu- lares animi turbarentur. » Cf. ibid., xxxiii, 9 et suiv.

4 Oneirocrilique d'Artémidore ; Apulée, Apologie, etc. 5. Lucien, Demonax, h \ Philoslrate, Soph-, II, i, 12-16.

(An 161] MARC-AURÈLE. 49

bas-fonds de la niaiserie paphlagonienne *, trouva des adhérents dans les plus hauts rangs de la société romaine, dans l'entourage de Marc-Aurèle. Sévérien, légat de Gappadoce, s'y laissa prendre*. On voulut voir l'imposteur à Rome; un personnage consulaire, Publius Miimmius Sisenna Rutilianus% se fit son, apôtre, et, à soixante ans, se trouva honoré d'épou- ser une fille que ce drôle de bas étage prétendait avoir eue de la Lune. A Rome, Alexandre établit des mystères qui duraient trois jours : le premier jour, on célébrait la naissance d'Apollon et d'Esculape; le second jour, l'épiphanie de Glycon; le troisième, la nativité d'Alexandre ; le tout avec de pompeuses processions et des danses aux flambeaux. Il s'y pas- sait des scènes d'une révoltante immoralité*. Lors de la peste de 166, les formules talismaniques d'Alexandre, gravées sur les portes des maisons, pas- sèrent, aux yeux de la foule superstitieuse , pour des préservatifs. Lors de la grande guerre de Pannonie (169-171), Alexandre fit encore parler son serpent, et ce fut par ses ordres qu'on jeta dans le Danube deux lions vivants, avec des sacrifices solennels.

1 . V Église chrét.j p. 428 et suiv

2. Lucien, Alex., 26.

3. Henzen, 649; "Waddington, Fastes, p. 235 et suiv.

4. Lucien, Alex., 30, 31, 36, 38, 39, 40, 42.

60 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

Marc-Aurèle lui-même présida la cérémonie, en costume de pontife, entouré de personnages vêtus de longues robes. Les deux lions furent assommés à coups de bâton sur l'autre rive *, et les Romains taillés en pièces. Ces mésaventures ne perdirent point l'imposteur, qui, protégé par Rutilianus, sut échapper à tout ce que les défenseurs du bon sens public essayèrent pour l'arrêter. Il mourut dans sa gloire; ses statues, vers 178, étaient l'objet d'un culte public, surtout à Parium , son tombeau dé- corait la place publique *. Nicomédie mit Glycon sur ses monnaies ^ ; Pergame aussi l'honora* . Des inscrip- tions latines, trouvées en Dacie et dans la Mœsie su- périeure, attestent que Glycon eut au loin de nombreux dévots et qu'Alexandre lui fut associé comme dieu^ Cette théologie baroque eut même son développe-

1. Colonne Antonine, Bellori, pi. 13.

2. Athénag., Leg., 26. On a eu tort d'élever des doutes sur l'identité de l'Alexandre dont parle Athénagore et d'Alexandre d'Abonotique. Tout au plus se pourrait-il que la statue de Parium ne fût pas tumulaire.

3. Cavedoni, Bull, de l'Inst. arch., 1840, p. 107-109 ; L. Fivel, Gazette archéol., sept. 1879, p. 184-187.

4. V<mo{k(i,AsklepiosunddieAsklepiaden,'^.^^\ Fivel, f. Cela résulte des noms de stratèges Glycon et Glyconien, plutôt^ que du type.

5. Corp. inscr. lat., n°« 1021, 1022 (Alba Julia, en Transyl- vanie); Ephemeris epigr. Corp. inscr. lat. suppL, t. II, fascic. iv,] p. 331 (rive gauche du Vardar).

(An 1611 MARC-AURÈLE. 51

ment. On donna au serpent une femelle, la dracena ^ ; on associa Glycon à l'agathodémon Chnoubis et au mystique lao*. Nicomédie conserve le serpent h tête humaine sur ses monnaies jusque vers 2/i0'. En 252, la religion de Glycon fleurit encore à lonopolis*. Le nom substitué par l'imposteur à celui d'Abono- tique" a été plus durable que mille changements mieux justifiés. Il subsiste de nos jours dans le nom d'apparence turque Inéholi.

Peregrinus, après son étrange suicide d'Olym- pie, obtint aussi à Parium des statues et un culte. I! rendit des oracles, et les malades furent guéris par son intercession '.

Ainsi le progrès intellectuel ne répondait nulle- ment au progrès social. L'attachement à la religion d'État n'entretenait que la superstition et empêchait l'établissement d'une bonne instruction publiaue.

1. Ephemeris, I. c. Quelques monnaies d'Ionopolis offrent deux serpents. Mionnet, suppl., t. IV, p. 5o0, n" 4. Voir Gazette archéoL, sept. 1879, p. 186.

2. Fr. Lenormant, Catal. du baron Behr, p. 228; Gazelle archéoL, nov. 1878, p. 182, 183.

3. Gazelle archéologique, art. cité.

4. Voir l'Église chrétienne, p. 430, note 2. On possède des monnaies d'Ionopolis, au type do Trebonianus Gallus, avec l'image de Glycon. (Bibl. Nat.)

o. On ne voit pas bien le sens qu'Alexandre y attachait. 6. Athénagore, Leg., 26.

52 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 161]

Mais ce n'était pas la faute de l'empereur. Il faisait bien ce qu'il pouvait. L'objet qu'il avait en vue, l'amé- lioration des hommes, demandait des siècles. Ces siècles, le christianisme les avait devant lui ; l'empire ne les avait pas.

La cause universelle, disait le sage empereur, est un torrent qui entraîne toute chose. Quels chétifs politiques que ces petits hommes qui prétendent régler les affaires sur les maximes de la philosophie! Ce sont des bambins dont on débarbouille le nez avec un mouchoir. Homme, que veux-ta? Fais ce que réclame présentement la nature. Va de l'avant, si tu peux, et ne t'inquiète pas de savoir si quelqu'un s'occupe de ce que tu fais. N'espère pas qu'i4 y ait jamais une république de Platon; qu'il te suffise d'amé- liorer quelque peu les choses, et ne regarde pas ce résultat comme un succès de médiocre importance. Comment, en effet, changer les dispositions intérieures des hommes? Et, sans ce changement dans leurs pensées, qu'aurais-lu autre chose que des esclaves attelés au joug, des gens affectant une persuasion hypocrite. Va donc, et parle-moi d'Alexandre, de Philippe, de Démétrius de Phalère.S'ilsn'ont joué qu'un rôle d'acteurs tragiques, personne ne m"a condamné à les imiter. L'œuvre de la philosophie est chose simple et mo- deste : ne m'entraîne donc point dans une morgue pleine (le prétention ».

4. Pensées, IX, 29,

CHAPITRE IV.

PHnSÉCUTIONS CONTllE KKS CHRETIENS.

La philosophie, qui avait si profondément con- quis le cœur de Marc-Aurèle, était hostile au chris- tianisme. Fronton, son précepteur, paraît avoir été plein de préjugés contre les chrétiens*; or on sait que Marc-Aurèle garda comme une religion ses sou- venirs de jeunesse et l'impression de ses maîtres. En général, la classe des pédagogues grecs était opposée au culte nouveau. Fier de tenir ses droits du père de- famille, le précepteur se regardait comme lésé par des catéchistes illettrés qui empiétaient clandestine- ment sur ses fonctions et mettaient ses élèves en garde contre lui. Ces pédants jouissaient, dans le monde des Antonins, d'une faveur et d'une impor- tance peut-être exagérées. Souvent les dénonciations

4. Voir l'Église chrétienne, p 493 et suiv.

54 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 162]

contre les chrétiens venaient de précepteurs con- sciencieux, qui se croyaient obligés de prés,^rver les jeunes gens confiés à leurs soins d'une propagande indiscrète, opposée aux idées de leur famille \ Les littérateurs à la façon d'iElius Aristide ne se montrent pas moins sévères. Juifs et chrétiens sont pour eux des impies qui nient les dieux, des ennemis de la société, des perturbateurs du repos des familles, des intri- gants qui cherchent à se faufiler partout, à tirer tout à eux, des braillards taquins, présomptueux, mal- veillants ^ Des hommes comme Galien% esprits pra- tiques plutôt que philosophes ou rhéteurs, montraient moins de partialité et louaient sans réserve la chas- teté, l'austérité, les mœurs douces des sectaires inoffensifs que la calomnie avait réussi à transformer en odieux malfaiteurs*.

L'empereur avait pour principe de maintenir les anciennes maximes romaines dans leur intégrité ^ C'était plus qu'il n'en fallait pour que le nouveau règne fiit peu favorable à l'Église. La tradition ro- maine est un dogme pour Marc-Aurèle ; il s'excite à

1 . Celse, voyez ci-après p. 363 et suiv.

2. ^lius Aristide, 0pp., II, p. 402 et suiv,, édit. Dindorf.

3. Dans Aboulfaradj, Dyn., p. 78 (authenticité douteuse).

4. Apulée, Métam., IX, 4 4.

5. Dion Cass., LXXI, 34.

[An 1G2J MARC-AURÈLE. 55

la vertu « comme homme, comme Romain* ». Les préjugés du stoïcien se doublèrent ainsi de ceux du patriote, et il fut écrit que le meilleur des hommes commettrait la plus lourde des fautes, par excès de sérieux, d'application et d'esprit conservateur. Ah ! s'il avait eu quelque chose de l'étourderie d'Adrien, du rire de Lucien !

Marc-Aurèle connut certainement beaucoup de chrétiens. Il en avait parmi ses domestiques, près de lui ^ ; il conçut pour eux peu d'estime. Le genre de surnaturel qui faisait le fond du christianisme lui était antipathique, et il avait contre les Juifs les sentiments de tous les Romains'. Il semble bien qu'aucune rédaction des textes évangéliques ne passa sous ses yeux; le nom de Jésus lui fut peut-être inconnu; ce qui le frappa comme stoïcien, ce fut le courage des

1 . Pensées, II, 5.

-2. En particulier, un certain Proxénès. De Rossi, Inscr. christ, urbis Romœ, I, p. 9. Carpopliore sous Commode, P/«7os.,lX, -12; de Rossi, BoU. di arch. crisl., 4' année, p. 3-4. Il y eut tou- jours des chrétiens dans la domesticité impériale : Phil., iv, 22; Tertullien, AdScap.j 4; Spartien, Carac.,\ ; Eusèbe, H. Zi.^VIlI, I, 3. Qu'est-ce que Cenedicta {Pensées, 1, 17] ? Conf. Corp. inscr. gr., m, p. 686-687; Corp. inscr. lai., Macéd., 623. Sur Marcia et Commode, voir ci-après, p. 287-288. M. de Rossi attribue les cent soixante inscriplions de la première area de la catacombe de saint Calliste à la clientèle de Marc-Aurèle, de Comm.ode et des Sévères. Voir Acles de saint Justin, 4,

3. Amm. Marc, XXII, 5.

ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 162}

martyrs. Mais un trait le choqua, ce fut leur air de triomphe, leur façon d'aller spontanément au-devant de la mort. Cette bravade contre la loi lui parut mau- vaise; comme chef d'État, il y vit un danger. Le stoï- cisme, d'ailleurs, enseignait non pas à chercher la mort, mais à la supporter. Epictète n'avait-il pas présenté l'héroïsme des « Galiléens » comme l'effet d'un fanatisme endurci '? iElius Aristide s'exprime à peu près de la même manière ^ Ces morts voulues parurent à l'auguste moraliste des affectations aussi peu raisonnables que le suicide théâtral de Pérégri- nus. On trouva cette note dans son carnet de pensées : « Disposition de l'âme toujours prête à se séparer du corps, soit pour s'éteindre, soit pour se disperser, soit pour persister. Quand je dis prête, j'entends que ce soit par l'effet d'un jugement propre, non par pure opposition ', comme chez les chrétiens ; il faut que ce soit un acte réfléchi, grave, capable de per- suader les autres, sans mélange de faste tragique*. » Il avait raison ; mais le vrai libéral doit tout refuser aux fanatiques, même le plai.^r d'être martyrs.

1. Anien, Epicl. Dissert., \\, vu, 6.

2. Omf.;, XLVi, p. 402 et suiv.

3. Mri xy.rà ^iXviv napocraÇiv, w; x^iotm^zÎ. Pensées, XI, 3. Comp»

a lettre de Pline, pervicaciam et injlexibilem obstùiationem» Voir aussi Galien, De puis, di/f., 11, 4; 111, 3.

4. Ârpa-jm^w;.

[An 162] MARC-AURELE. 57

Marc-Aurèle ne cliangea rien aux règles établies contre les chrétiens*. Les persécutions étaient la conséquence des principes fondamentaux de l'empire en fait d'association. Marc-Aurèle, loin d'exagérer la législation antérieure, l'atténua de toutes ses forces, et une des gloires de son règne" est l'extension qu'il donna aux droits des collèges*. Son rescrit pronon- çant la déportation contre les agitations supersti- tieuses' s'appliquait bien plus aux prophéties poli- tiques ou aux escrocs qui exploitaient la crédulité publique* qu'à des cultes établis. Cependant il n'alla pas jusqu'à la racine; il n'abolit pas complètement les lois contre les coUegia illicita^, et il en résulta dans les provinces quelques applications infiniment regrettables. Le reproche qu'on peut lui faire est celui-là même qu'on pourrait adresser aux souverains de nos jours qui ne suppriment pas d'un trait de plume toutes les lois restrictives des libertés de réu-

\ . Eusèbe, Hist. eccl.jY, 1 ; Chron., 7' année de Marc-Aurèle.

2. Voir ci-dessus, p. 29.

3. Si quis aliquid fecerit quo levés hominum animi supersti- tione numinis terrerentur Divus Marcus hujusmodi homines in insulam relegari rescripsit. Dig., XLVIII, xix, 30. Cf. Paul, Sent., V, tit. XXI.

4. Haenel, Corpus legum, p, 121; Capitolin, AtiL PhiL, 13. Paul (Sent., V, xxi, 2) a exagéré la portée du rescrit de Marc- Aurèle. Voir ci-après, p. 496, noto 3.

5. Voir les Avôlres, p. 355 et suiv.

58 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 162]

nion, d'association, de la presse. A la dislance nous sommes, nous voyons bien que Marc-Aurèle, en étant plus complètement libéral, eût été plus sage. Peut-être le christianisme, laissé libre, eût-il déve- loppé d'une façon moins désastreuse le principe théocratique et absolu qui était en lui. Mais on ne saurait reprocher à un homme d'État de n'avoir pas provoqué une révolution radicale en prévision des événements qui doivent arriver plusieurs siècles après lui. Trajan, Adrien, Marc-Aurèle ne pouvaient con- naître des principes d'histoire générale et d'économie politique qui n'ont été aperçus qu'au xix^ siècle et que nos dernières révolutions pouvaient seules révéler. En tout cas, dans l'application, la mansuétude du bon empereur fut à l'abri de tout reproche ^ On n'a pas, à cet égard, le droit d'être plus difficile que Tertullien, qui fut, dans son enfance et sa jeunesse, le témoin oculaire de cette lutte funeste. « Consultez vos annales, dit-il aux magistrats romains, vous y verrez que les princes qui ont sévi contre nou;i sont de ceux qu'on tient à honneur d'avoir eus pour persécuteurs. Au contraire, de tous les princes qui

1. On a exagéré le nombre des victimes. OÀîyn Kxrà xaipài; xxl ffcûo^pa sùapiôu.r.Tci. Origène, Contre Celse, 111, 8. Les Actes de sainte Félicité sont sans valeur historique. Voir Aube, Hisl. des perséc, p. 439 et suiv.

[An 1G2] MARC-AURÈLE. 59

ont connu les lois divines et hunaaines, nommez-en un seul qui ait persécuté les chrétiens. Nous pouvons même en citer un qui s'est déclaré leur protecteur, le sage Marc-Aurèle. S'il ne révoqua pas ouvertement les édits contre nos frères, il en détruisit l'elTet par les peines sévères qu'il établit contre leurs accusa- teurs * . » Le torrent de l'admiration universelle entraîna les chrétiens eux-mêmes. « Grand et bon », tels sont les deux mots par lesquels un chrétien du iii^ siècle* résume le caractère de ce doux persécuteur.

Il faut se rappeler que l'empire romain était dix ou douze fois grand comme la France, et que la res- ponsabilité de l'empereur, dans les jugements qui se rendaient en province, était très faible. Il faut se rappeler surtout que le christianisme ne réclamait pas simplement la liberté des cultes : tous les cultes qui toléraient les autres étaient fort à Taise dans l'empire; ce qui fit au christianisme et d'abord au judaïsme une situation à part, c'est leur intolérance, leur esprit

1. ApoL, 5. Comp. lùis., V, v, 5 et suiv. Les textes qui semblent supposer un édit spécial do persécution émané de Marc- Aurèle (Sulp. Sév., II, 46) sont sans autorité. Ce que dit Terlul- lien des peines contre les délateurs est confirmé par Eus., //. E., V, XXI, 3, bien que Tertullien l'emprunte à un document apo- cryphe, à la lettre censée écrite par Marc-Aurèle après le miracle de la prétendue Légion Fulminante. Voir ci-après, p. 277.

2. Carrn. sib., XII, 187 et suiv. ÀiaOs; -z p.f-ra; ^i. Comp. Orose, VII, \o.

60 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 162 J

d'exclusion. La liberté de penser était absolue. De Néron à Constantin, pas un penseur, pas un savant ne fut troublé dans ses recherches.

La loi était persécutrice; mais le peuple l'était encore plus. Les mauvais bruits répandus par les juifs et entretenus par des missionnaires haineux, sorte de commis-voyageurs de la calomnie S indis- posaient les esprits les plus modérés et les plus sin- cères. Le peuple tenait à ses superstitions, s'irritait contre ceux qui les attaquaient par le sarcasme. Même des gens éclairés, tels que Gelse et Apulée, croient que l'alTaiblissement politique du temps vient des progrès de l'incrédulité à la religion nationale. La position des chrétiens était celle d'un missionnaire protestant établi dans une ville très catholique d'Es- pagne et prêchant contre les saints, la Vierge et les processions. Les plus tristes épisodes de la persécution sous Marc-Aurèle vinrent de la haine du peuple. A chaque famine, à chaque inondation, à chaque épidémie, le cri : « Les chrétiens au lion! » retentis- sait comme une menace sombre*. Jamais règne n'avait

i. Justin, ApoL 7,49; DiaL, -10, 17, 108, 117. Cf. Tertullien, Adnat., I, U; Ado. Marc, III, 23; Adv. Jud., 13, 14; Syna- goguK Judœorum fontes persecutionum, Scorp., 10; Eusèbe, fn Is., xviii, 1-2.

2. Tertullien, ApoL, 40. Cf. Origène, In Mallh. comm. ser., tract, xxvni, Delarue, III, p. 857.

[An 162] MARC-AURÈLE. 61

VU autant de calamités; on croyait les dieux irrités; on redoublait de dévotion; on fit appel aux actes expia- toires*. L'attitude des chrétiens, au milieu de tout cela, restait obstinément dédaigneuse, ou même pro- vocatrice. Souvent ils accueillaient l'arrêt de con- damnation par des insultes au juge*. Devant un temple, une idole, ils soufflaient comme pour repousser une chose impure, ou faisaient le signe de la croix ^ Il n'était pas rare de voir un chrétien s'arrêter devant une statue de Jupiter ou d'Apollon, l'interpeller, la frapper du bâton, en disant : a Eh bien, voyez, votre Dieu ne se venge pas! » La tentation était forte alors d'arrêter le sacrilège, de le crucifier et de lui dire : « Et ton Dieu se venge-t-il* ? » Les philosophes épicu- riens n'étaient pas moins hostiles aux superstitions vulgaires, et cependant on ne les persécutait pas. Jamais on ne vit forcer un philosophe à sacrifier, à jurer par l'empereur, à porter des flambeaux ^ Le

1. Capitolio, Ant. PhiL, 13; Verus, 8; Eutrope, VIII, 12. Cf. Tertullien, Ad nat., 1,9.

2. « Quam pulchrurn speclaculuiu Deo, quura christianus... triumphalor et victor, ipsi qui adversum so sententiam dixit in- sultât! » Minucius Félix, 37. « Vos estis de judicibus ipsis judi- caturi. » Tertullien, Admart., 2.

3. Tertullien, Ad ux., II, 5; De idoL, 11 ; Lettre do Julien, daas Y Hermès, 1875, p. 259.

4. Celse, dans Orig., VIII, 38.

5. Tertullien, ApoL, 46.

82 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 162]

Dhilosophe euL consenti à ces vaines formalités, et cela suffisait pour qu'on ne les lui demandât pas.

Tous les pasteurs, tous les hommes graves détour- naient les fidèles d'aller s'olTrir eux-mêmes au mar- tyre* ; mais on ne pouvait commander à un fanatisme qui voyait dans la condamnation le plus beau des triomphes et dans les supplices une manière de vo- lupté. En Asie, cette soif de la mort était contagieuse et produisait des phénomènes analogues à ceux qui, plus tard, se développèrent sur une grande échelle chez les circoncellions d'Afrique. Un jour le pro- consul d'Asie, Arrius Antoninus% ayant ordonné de rigoureuses poursuites contre quelques chrétiens, vit tous les fidèles de la ville se présenter en masse à la barre de son tribunal, réclamant le sort de leurs co- religionnaires élus pour le martyre ; Arrius Antoninus, furieux, en fit conduire un petit nombre au supplice et renvoya les autres en leur disant : « Allez-vous- en, misérables ! Si vous tenez tant à mourir, vous avez des précipices, vous avez des cordes'. »

Quand, au sein d'un grand État, une faction a

1. Voir, par exemple, Clém. d'Alex., Strom., IV, 9, 10. Notez surtout le passage très sensé d'Héracléon, cité par Clément. Mé- moires de M. Le Blant, Acad. des inscr., t. XXVIII, \ '^ et 2" partie.

2. Vers l'an 184 ou 185. Waddington, Fastes, p. 239-241.

3. Tertullien, Ad Scap., 5. Comp. Actes de saint Gyprien, §§ 4 et 0 {Acla sine, p. 217).

[An 162] MARC-AUnÈLE. 63

des intérêts opposés à ceux de tout le reste, la haine est inévitable. Or les chrétiens désiraient, au fond, que tout allât pour le plus mal. Loin de faire cause commune avec les bons citoyens et de chercher h conjurer les dangers de la patrie, les chrétiens en triomphaient. Les montanistes, la Phrygie tout entière, allaient jusqu'à la folie dans leurs haineuses prophéties contre l'empire. On pouvait se croire revenu aux temps de la grande Apocalypse de 69. Ces sortes de prophéties étaient un crime prévu par la loi * ; la société romaine sentait instinctivement qu'elle s'affai- blissait; elle n'entrevoyait que vaguement les causes de cet affaiblissement; elle s'en prenait, non sans quelque raison, au christianisme. Elle se figurait qu'un retour aux anciens dieux ramènerait la fortune. Ces dieux avaient fait la grandeur de Rome ; on les sup- posait irrités des blasphèmes des chrétiens. Le pro- cédé pour les apaiser n'était-il pas de tuer les chré- tiens? Sans doute ceux-ci ne s'interdisaient pas les railleries sur l'inanité des sacriffces et des moyens qu'on employait pour conjurer les fléaux. Qu'on se figure, en Angleterre, un libertin éclatant de rire en public un jour de jeûne et de prière ordonné par la reine !

D'atroces calomnies, des railleries sanglantes, ^. Paul, Sent., V, xx;, § 1 , HaBnel, Corpus leoui/i, p. 121.

64 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 1G2J

étaient la revanche que prenaient les païens. Laplus abominable des calomnies était l'accusation d'adorer les prêtres par des baisers infâmes. L'attitude du pénitent dans la confession put donner lieu à cet ignoble bruit*. D'odieuses caricatures circulaient dans le public, s'étalaient sur les murs. L'absurde fable selon laquelle les juifs adoraient un âne' faisait croire qu'il en était de même des chrétiens'. Ici, c'était l'image d'un crucifié à tête d'âne recevant l'adoration d'un gamin ébouriffé*. Ailleurs, c'était un personnage à longue toge et à longues oreilles, le pied fendu en sabot, tenant un livre d'un air béat, avec cette épigraphe : devs christianorvm ono- KOITHC^ Un juif apostat, devenu valet d'amphi- théâtre, en fit une grande caricature peinte, à Gar-

1. Minuc. Félix, 9. Gomp. Tertul., De pœnil., 9, presbyteris advolvi; Martigny, Dict., p. 94 et 264.

2. Jos., Contre Apion,U, 7; Tacite, Hist., V, .3; Plut., quœst. conv., IV, V, 2. Gomp. Mamachi, Ant. christ., 1, 91, iigetsuiv.

3. Minucius Félix, 9, 28; Tertiillien, ApoL, 16; Celse, dans Orig., VI, 30. Sur la pierre de Stcfanoni, voir l'Antéchrist, p. 40, note.Cf.Malter, IHst.dn gnost., pi. vi, n°406; expl., p. 79.

4. Le crucifix grotesque du Palatin répond si bien aux textes (le, Minucius Félix et de Gelse, qu'on doit le croire des dernières années de Marc-Aurèle. Voir l'Antéchrist, p. 40, note; F. Becker, Das Spott-Crrcifix, édit., 4876 ; de Rossi, Bull., -isea. p. 72; 4 867, p. 75.

5. Terre cuite du duc de Luynes (au cabinet des antiques de la Bibl. nat.), provenant de Syrie.

[An 162] MARC-AURÈLE. 65

thage, dans les dernières années du w siècle \ Un njystérieux coq, ayant pour bec un phallus pt pour inscription carnp Kocnior, peut aussi se rapporter aux croyances chrétiennes-.

Le goût des catéchistes pour les femmes et les enfants donnait lieu à mille plaisanteries. Opposée à la sécheresse du paganisme, l'Eglise faisait l'effet d'un conventicule d'elféminés '. Le sentiment tendre de tous pour tous, entretenu par Vaspasmos et exalté par le martyre, créait une sorte d'atmosphère de mollesse, pleine d'attrait pour les âmes douces et de danger pour certaines autres. Ce mouvement de bonnes femmes affairées autour de l'église*, l'habi- tude de s'appeler frères et sœurs, ce respect pour révoque, amenant à s'agenouiller fréquemment de- vant lui, avaient quelque chose de choquant et pro- voquaient des interprétations ineptes ^ Le grave

1 . Tertullien, ApoL, \ 6 : Auribus tmninis, allero pede un- gidatus, librum geslans et logatus; le même, Ad nal., I, 4 : In liiÇj'A, ciun lihro, allero pede ungidato. Cï. de Rossi, Roma soit., III, p. 353-354.

2. I\Î3mc'chi, A7d. christ., 1, 130.

3. Cels^ dans Orig., III, 49, 50, 5^2, b5. 01 ïàp èv yuvaiÇl xaî p.e'.paxîoi; irapOévoiç te xaî itpscjgu-otiç çXyapeïv T?i[Ji.à; Xéyovte?. Tatien,. Adv. Gr., 33; Clém. d'Alex., Strom., IV, ch. 8; Theodoret, Adv. Gr.,\; Lac:., Instit., VI, 4. Cf. 5. Paul, p. 242.

4. Lucien, Peregr., 42. Se rappeler Ilermas.

5. Minucius Félix, 9. « Voyez comme ils s'aimenl! » Tertu.- lien, ApnL, 39.

6

66 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Aa 162]

précepteur qui se voyait enlever ses élèves par cet atti-iit féminin en concevait une haine profonde, et croyait servir l'État en cherchant à se vengera Les enfants, en effet, se laissaient facilement entraîner ius paroles de mysticité tendre qui leur arrivaient furtivement, et parfois cela leur attirait, de la part de leurs parents, de sévères punitions ^

Ainsi la persécution atteignait un degré de viva- cité qu'elle n'avait pas encore eu jusque-là. La dis- tinction du simple fait d'être chrétien et des crimes connexes au nom fut oubliée. Dire : « Je suis chré- tien », ce fut signer un aveu dont la conséquence pouvait être un arrêt de mort'. La terreur devint l'état habituel de la vie chrétienne. Les dénonciations venaient de tous les côtés, surtout des esclaves, des juifs, des maris païens. La police, connaissant les lieux et les jours se tenaient les réunions, faisait dans la salle des irruptions subites*. L'interrogatoire des inculpés fournissait aux fanatiques des occasions

1. Celse, ci-après, p. 362 ec suiv.

2. Lampride, Caracalla, \ . L'AIexamèue du Palatin peut avoir été un page de la maison impériale. De Rossi, l. c.

3. Justin, Apol. II, 2; Athénag., 2, 3; TertuUien, Ad nalio- nes, I, 3; Acta Pauli et Theclœ, 44, 16.

4. « Tothostes quot extranei... Quotidie obsidemur, quotidio prodimur. » TertuUien, ApoL,l; Adnaliones, I, 7; Ad'iixor.t II, 2, 4, 8; saint Cyprien, De lapsis, 5.

(An 1G2J MARC-AURÈLE. 67

de briller. Les Actes de ces procédures turent rp- cueillis par les fidèles comme des pièces triomphales' ; on les étala; on les lut avidement; on en fit un genre de littérature. La comparution devant le juge devint une préoccupation, on s'y prépara avec coquetterie. La lecture de ces pièces, toujours le beau rôle appartenait à l'accusé, exaltait les imaginations, pro- voquait des imitateurs, inspirait la haine de la société civile et d'un état de choses les bons pouvaient être ainsi traités. Les horribles supplices du droit romain étaient appliqués dans toute leur rigueur. Le chrétien, comme humilior et même comme m- fâme^, était puni par la croix, les bêtes, le feu, les verges ^ La mort était quelquefois remplacée par la condamnation aux mines et la déportation en Sar- daigne*. Cruel adoucissement! Dans l'application de la question, les juges portaient un complet arbi- traire et parfois une véritable perversion d'idées ^

C'est un désolant spectacle. Nul n'en souffre plus que le véritable ami de la philosophie. Mais

1. Eus., //. E., V, proa-in. Cf. Slinucius Félix, 37.

2. Tertullien, De fuga, 4 3.

3. Paul, Senf.^V, 21, 22, 23; Digesle,XLVIlI,xix, 28,proœm.; 38, § 3, 5, 7.

4. Denys de Corinthe, dans Eus., IV, xxiii, lU: Philosophn- mena, IX, 42.

o, Jliiiucius Félix, 28.

68 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 162]

qu'y faire? On ne peut être à la fois deux choses con- tradictoires. Marc-Aurèle était Romain; quand il per- sécutait, il agissait en Romain. Dans soixante ans, un empereur aussi bon de cœur, mais moins éclairé d'esprit que Marc-Aurèle, Alexandre Sévère, rem- plira, sans égard pour aucune des maximes romaines, le programme du vrai libéralisme; il accordera la liberté complète de conscience, retirera les lois res- trictives de la liberté d'association. Nous l'approu- vons entièrement. Mais Alexandre Sévère fit cela parce qu'il était Syrien, étranger à la tradition impériale. Il échoua, du reste, complètement dans son entreprise. Tous les grands restaurateurs de la chose romaine qui paraîtront après lui, Dèce, Aurélien, Dioclétien, reviendront aux principes établis et suivis par Trajan, Antonin, Marc-Aurèle. L'entière paix de conscience de ces grands hommes ne doit donc pas nous surprendre ; c'est évidemment avec une absolue sérénité de cœur que Marc, en particulier, dédia au Capitole un temple à sa déesse favorite, à la Bonté \

t. Dion Cassius, LXXI, 34,

CHAPITRE V.

GBANDEUR CROISSANTE DE L EGLISE DE ROMB. ÉCRITS PSEUDO-CLÉMENTINS.

Rome devenait chaque jour de plus en plus la capitale du christianisme et remplaçait Jérusalem comme centre religieux de l'humanité. Civitas sacro- sancta \' Celte ville extraordinaire était au point cul- minant de sa grandeur*; rien ne permettait de pré- voir les événements qui, au uf siècle, devaient la faire déchoir et la réduire à n'être plus que la capi- tale de l'Occident. Le grec y était encore au moins aussi employé que le latin, et la grande scission de l'Orient ne se laissait pas deviner. Le grec était

< . Apulée, Métam., XI, 26.

2. De Rossi, Pimite iconografiche e prospelliche di Roma (Roma, 1879), p. 46 et suiv. Le mur de douane de Marc-Aurèle détermina la périphérie du mur d'Aurélien, c'est-à-dire de l'en- ceinte actuelle.

70 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163]

exclusivement la langue de l'Église ; la liturgie, la prédication, la propagande se faisaient en grec\

Anicet présidait l'Église avec une haute autorité. On le consultait de tout le monde chrétien. On ad- mettait pleinement que l'Église de Rome avait été fondée par Pierre ; on croyait que cet apôtre avait transmis à son Église la primauté dont Jésus l'avait revêtu ; on appliquait à cette Église les fortes paroles par lesquelles on croyait que Jésus avait conféré à Géphas la place de pierre angulaire dans l'édifice qu'il voulait bâtir. Par un tour de force sans égal, l'Église de Rome avait réussi à rester en même temps l'Église de Paul. Pierre et Paul réconciliés, voilà le chef-d'œuvre qui fondait la suprématie ecclésias- tique de Rome dans l'avenir. Une nouvelle dualité mythique remplaçait celle de Romulus et de Rémus. Nous avons déjà vu la question de la pâque, les luttes du gnosticisme, celles de Justin et de Tatien aboutir à Rome. Toutes les controverses qui déchireront la conscience chrétienne vont suivre la même voie ; jusqu'à Constantin, les dissidents viendront deman- der à l'Église de Rome un arbitrage, sinon une solu- tion. Les docteurs célèbres regardent comme un

1. De Rossi, Bollettino, 4 865, p. 52. Au milieu du iiP siècle, es inscriptions sépulcrales des papes à la Catacombe de saint Calliste sont en grec.

[An 163] MARC-AURÈLE. 31

devoir de visiter, pour leur instruction, cette Eglise, à laquelle, depuis la disparition de la première Eglise de Jérusalem, tous reconnaissent le prestige de l'an- cienneté ^

Parmi les Orientaux qui vinrent à Rome sous Anicet, il faut placer un juif converti nommé Joseph ou Hégésippe, originaire sans doute de Palestine*. 1! avait reçu une éducation rabbinique soignée, savait l'hébreu et le syriaque, était très versé dans les tradi- tions non écrites des juifs; mais la critique lui man- quait. Comme la plupart des juifs convertis, il se ser- vait de l'Évangile des Hébreux. Le zèle pour la pureté de la foi le porta aux longs voyages et à une sorte d'apostolat. Il allait d'Église en Église, conférant avec'les évêques, s'informant de leur foi, dressant la succession de pasteurs par laquelle ils se ratta- chaient aux apôtres. L'accord dogmatique qu'il trouva entre les évêques le remplit de joie. Toutes ces petites Églises des bords de la Méditerranée orientale se développaient avec une entente parfaite. A Gorinthe, en particulier, Hégésippe fut singulièrement consolé par ses entretiens avec l'évêque Primus et avec les

1 . EùÇàfAîvoî Triv àpx_aio7âT-/;v i>wu.a{tùv Èn/.Xr.aîav îJgîv. Parolcs

«i'Origène, dans Eusèbe, VI, xiv, 10.

9.. Eusèbe, H. E., IV, 22 ; saint Jérôme, De viris i!L, 2z Chron. d'Alex., p. 262, édit. Du Gange.

72 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163]

fidèles qu'il trouva dans la direction la plus ortho- doxe. Il s'embarqua de pour Rome, il se mit en rapport avec Anicet et marqua soigneusement l'état de la tradition ^ Anicet avait pour diacre Éleu- thère, qui devait être plus tard évêque de Rome à son tour. Hégésippe, quoique judaïsant et même ébionite, se plaisait dans ces Eglises de Paul, et il y avait d'autant plus de mérite que son esprit était subtil et porté à voir partout des hérésies*. « Dans chaque succession d'évêques, dans chaque ville, dit-il, les choses se passent ainsi que l'ordonnent la Loi, les Prophètes et le Seigneur'. » II se fixa à Rome comme Justin et y resta plus de vingt ans, fort respecté

1. AiaSoy> (Eus., IV, XXII, 3 ; cf. 2) ; c'est à tort qu'on sub- ■stitue JiaTptêTÎv, qui ne va pas avec (AsV.at;.

2. Etienne Gobar, cité par Photius (cod. ccxxxii), semble pré- tendre que Hégésippe contredisait directement et arguait d'erreur le passage de saint Paul, I Cor., ii, 9. Si cela était vrai, on ne concevrait pas qu'Eusèbe et la tradition ecclésiastique n'eussent pas anathématisé Hégésippe. Or Eusèbe le place parmi les défenseurs de la vérité contre les hérétiques (IV, vu, '15; vui, 1 ; cf. Sozom., I, 1). Si Paul était un hérétique aux yeux d'Hégésippe, comment expliquer la théorie de ce même Hégésippe sur l'Église vierge de toute hérésie jusqu'aux gnostiques? Comment, d'ailleurs, dans ses voyages, est-il en une si parfaite communion avec des Églises dont plusieurs évidemment révéraient Paul ? Et à Rome, oii Hégé- sippe vécut vingt ans en pleine harmonie avec l'Église, le culte de Paul n'était-il pas devenu inséparable de celui de Pierre? H faudrait avoir l'endroit visé par Gobar pour bien juger.

3. Eusèbe, H. E., IV, 8, 14, 22.

(An 163] MARC-AURËLE. TJ

de tous, malgré la surprise que son christianisme oriental et la bizarrerie de son esprit devaient exci- ter. Comme Papias, il faisait, au milieu des rapides transformations de l'Église, l'effet d'un « homme ancien », d'une sorte de survivant de l'ùge apostoli- que'.

Une cause matérielle contribuait beaucoup à. la prééminence que toutes les Égliseîs reconnais- saient à l'Église de Rome. Cette Église était extréme- nient riche; ses biens, habilement administrés, ser- vaient de fonds de secours et de propagande aux autres Églises Les confesseurs condamnés aux mines recevaient d'elle un subside \ Le trésor commun du christianisme était en quelque sorte à Rome. La collecte du dimanche, pratique constante dans l'Église romaine, était déjà probablement établie. Un mer- veilleux esprit de direction animait cette petite com- munauté, où la Judée, JaGrèceetleLatium semblaient avoir confondu, en vue d'un prodigieux avenir, leurs dons les plus divers. Pendant que le monothéisme juif fournissait la base inébranlable de la formation nouvelle, que la Grèce continuait par le gnosticisme

1. Âpxaio'î à/ïip x.%1 à7T5(jToXt)co;. Etienne Gobar, l. c. Cf. saint Jérôme, L c.

2. Denys de Corintlie, dans Eus., IV, xxiii, 0-10; notez la rc- flexion d'Eiisèbe. Comp. Denys d'Alexandrie, dans Eus., VU, V, 2; saint Basile, Episl., 70 (220).

7i ORIGINES DU CHRISTIANISME, [An 163)

son œuvre de libre spéculation, Rome s'attachait, avec une suite qui étonne, à l'œuvre d'organisation et de gouvernement. Toutes les autorités, tous les artifices lui étaient bons pour cela. La politique ne recule pas devant la fraude ; or la politique avait déjà élu domicile dans les conseils les plus secrets de l'Eglise de Rome. Il se produisit, vers ce temps, une veine nouvelle de littérature apocryphe, par laquelle la piété romaine chercha une fois de plus à s'imposer au monde chrétien.

Le nom de Clément fut le garant fictif que choi- sirent les faussaires pour servir de couverture à leurs pieux desseins. La grande réputation qu'avait laissée le vieux pasteur romain, le droit qu'on lui reconnais- sait de donner en quelque sorte son apostille aux livres qui méritaient de circuler, le recommandaient pour ce rôle^ Sur la base des Cerygmata et des Periodi de Pierre*, un auteur inconnu, païen et entré dans le christianisme par la porte esséno-ébio- nite, bâtit un roman dont Clément fut censé à la fois l'auteur et le héros. Ce précieux écrit, intitulé les

4. Linus, autre successeur de Pierre, ou du moins supposé tel, fut aussi pris pour garant d'actes apocryphes des apôtres. Bibl. max. Patrum, Lugd., II, p. 67 et suiv.

2. Recognitiones, I, 27-72; îV-Vr. Notez surtout ÎII, 73. Voir l'Église chrétienne, ch. xvii.

(An 163J MARC-AURÈLE. 75

fieconnaissances^ à cause des surprises du dénoue- ment, nous est parvenu dans deux rédactions assez dilTérentes l'une de l'autre, et dont probablement ni l'une ni l'autre n'est piimitive -. Toutes deux parais- sent provenir d'un écrit perdu % qui fit, vers le temps nous sommes*, sa première apparition.

L'auteur part de l'hypothèse que Clément fut le successeur immédiat de Pierre dans la présidence de l'ÉgUse de Rome et reçut du prince des apôtres l'ordination épiscopale. De même que les Cerygmata étaient dédiés à Jacques, de même le nouveau ro- man porte en tête une épître Clément fait part à Jacques, « évêque des évêques et chef de la sainte Église des Hébreux à Jérusalem », de la mort vio- lente de Pierre, et raconte comment cet apôtre, le

4. Avapa)ptc[j.oî.

2. L'une n'existe que dans la traduction latine de Rufin ; ce sont les Recogmtiones (A.vaYV(optap.oî), divisées en dix livres. L'autre, conservée en grec, est divisée en \ïn'^t entretiens oa ho- mélies. Le> Recognitiones paraissent postérieures aux Homélies. L'auteur des Recogmtiones avait sous les yeux le traité de Bar- desane De falo. Voir Merx, Dardesanes, p. 88 et suiv; Hilgen- feld, BardesaneSj p. 133 et suiv. Voir ci-après, p. 439 et suiv.

3. Cet écrit perdu était probablement l'autre rédaction des Recognitiones dont parie Rufin [Prœf. ad Gaiident.). Cf. Lipsius, Die Quellen der rœm. Pelrussage; p. 13 et suiv.; Lagarde, Re- cogn. syr., Leipzig, 1861.

4. Irénée (III, m, 3) paraît avoir connu le livre, pe.ut-être sans l'admettre entièrement. Origène le possédait.

70 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163J

premier de tous, le vrai compagnon, le vrai ami de Jésus, constitué par Jésus base unique de l'Église, l'a établi, lui Clément, comme son successeur dans l'épiscopat de Rome, et lui a recommandé d'écrire en abrégé et d'adresser à Jacques le récit de leurs voyages et de leurs prédications en commune L'ou- vrage ne parle pas du séjour de Pierre à Rome ni des circonstances de sa mort. Ces derniers récits formaient sans doute le fond d'un second ouvrage qui servait de suite à celui qui nous a été conservé*. L'esprit ébionite, hostile à Paul, qui faisait le fond des premiers Cerygmata^, est ici fort effacé. Paul n'est pas nommé dans tout l'ouvrage. Ce n'est sûrement pas sans raison que l'auteur affecte de ne connaître en fait d'apôtres que les douze présidés par Pierre et Jacques, et qu'il attribue à Pierre seul l'honneur d'avoir répandu le christianisme dans le monde païen. En une foule d'endroits, les injures des judéo-chrétiens se laissent encore entrevoir ; mais tout est dit à demi-mot ; un disciple de Paul

\, Lettre de Clément à Jacques, en tête du roman. On joignit à cette lettre, comme introduction du roman, la lettre de Pierre à Jacques et la Diamarlyria de Jacques, qui se trouvaient en tête des anciens Cerygmata.

2. Epist. Clem. ad Jac, 4 9.

3. Voir l'Église chrélienne, p. 324 et suiv.;E.Westerburg, Der Ursprung der Sage das Seneca christ getoesen sei (Berlin, 1881).

|An 163] MARC-AURELE. 77

pouvait presque lire le livre sans être choque. Peu à peu, en effet, cette histoire calomnieuse des lulte.s apostoliques, inventée par une école haineuse, mais qui avait des parties faites pour plaire à tous les chrétiens, perdit sa couleur sectaire, devint presque catholique et se fit adopter de la plupart des fidèles. Les allusions contre saint Paul étaient devenues assez obscures. Simon le Magicien restait chargé de tout l'odieux du récit; on oubliait les allusions que son nom avait servi à voiler; on ne voyait plus en lui qu'un dédoublement de Néron dans le rôle infernal de l'Antéchrist ^

L'ouvrage est composé selon toutes les règles du roman antique. Rien n'y manque: voyages, épisodes d'amour, naufrages, jumeaux qui se ressemblent, gens pris par les pirates, reconnaissances de per- sonnes qu'une longue série d'aventures avaient sé- parées. Clément, par suite d'une confusion qui se produisit dès une époque fort ancienne*, est considéré comme appartenant à la famille impériale ^ Mattidie, sa mère, est une dame romaine parfaitement chaste, mariée au noble Faustus. Poursuivie d'un amour cri-

\. Homél., II, 17.

2. Voir les Évangiles, p. 31 1 et su'v.

3. Homél., x!i, 8 elsuiv. Les nom? deMallidie et de Fausiin sont empruntés k la famiUe d'Adrien.

78 OIWGINES DU CHRISTIANISME. (An 163)

minel par son beau-frère, voulant à la fois sauver ?.on honneur et la réputation de sa famille, elle quitte Rome, avec la permission de son mari, et part pour Athènes afin d'y faire élever ses fils, Faustin et Faustinien, Au bout de quatre ans, ne recevant pas de leurs nou- velles, Faustus s'embarque avec son troisième fils. Clément, pour aller à la recherche de sa femme et de ses deux fils. A travers mille aventures, le père, la mère, les trois fils se retrouvent. Ils n'étaient pas d'abord chrétiens, mais tous méritaient de l'être, tous le deviennent. Païens, ils avaient eu des mœurs honnêtes ; or la chasteté a ce privilège que Dieu se doit à lui-même de sauver ceux qui la pratiquent par instinct natureL « Si ce n'était une règle absolue qu'on ne peut être sauvé sans le baptême, les païens chastes seraient sauvés. » Les infidèles qui se con- vertissent sont ceux qui l'ont mérité par leurs mœurs réglées ^ Clément, en effet, rencontre les apôtres Pierre et Barnabe, se fait leur compagnon, nous ra- conte leurs prédications, leurs luttes contre Simon, et devient pour tous les membres de sa famille l'oc- casion d'une conversion à laquelle ils étaient si bien préparés.

Ce cadre romanesque n'est qu'un prétexte pour faire l'apologie de la religion chrétienne, et montrer

4* HoméL,xn\, 13, 21.

[An i63) MAUC-AURÈLE. 79

combien elle est supérieure aux opinions philoso- phiques et théurgiques du temps. Saint Pierre n'est plus l'apôtre galiléen que nous connaissons par les Actes et les lettres de Paul ; c'est un polémiste ha- bile, un philosophe, un maître homme, qui met toutes les roueries du métier de sophiste au service de la vérité. La vie ascétique qu'il mène, sa rigou- reuse xérophagie ^ rappellent les esséniens. Sa femme voyage avec lui comme une diaconesse^. Les idées que l'on se faisait de l'état social au milieu duquel vécurent Jésus et ses apôtres étaient déjà tout à fait erronées'. Les données les plus simples de la chronologie apostolique étaient méconnues.

Il faut dire, à la louange de l'auteur, que, si sa confiance dans la crédulité du public est bien naïve, il a du moins une foi dans la discussion qui fait honneur à sa tolérance. 11 admet très bien qu'on peut se tromper innocemment. Parmi les personnages du roman, Simon le Magicien seul est tout à fait sacrifié. Ses disciples Apion* et Anubion représen- tent, le premier, l'effort pour tirer de la mythologie quelque chose de religieux ; le second, la sincérité

i. Homcl.,xi\, 6, 7.

2. JOid., xiu, 11.

3. Ibid., I, 8, 9.

4. Il s'agit d'Apioa Plistonice, le célèbre enoemi aeàjuiis. IJoméL, IV, 7; v, "i, 27.

SO ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163]

égarée, qui sera un jour récompensée par la connais- sance de la vérité. Simon et Pierre disputent de métaphysique ; Clément et Apion disputent de mo- rale. Une touchante nuance de sympathie et de pitié pour les errants répand le charme sur ces pages, qu'on sent écrites par quelqu'un qui a traversé les angoisses du scepticisme et sait mieux que personne ce qu'on peut souffrir et acquéiir de mérites en cherchant la vérité. Clément, comme Justin de Néa- polis, a essayé de toutes les philosophies ; les hauts problèmes de l'immortaUté de l'âme, des récompenses et des peines futures, de la Providence, des rap- ports de l'homme avec Dieu l'obsèdent; aucune école ne l'a satisfait ; il va, en désespoir de cause, se jeter dans les plus grossières superstitions, quand la voix du Christ arrive à lui. Il trouve, dans la doctrine qu'on lui donne pour celle du Christ, la réponse à tous ses doutes ; il est chrétien.

Le système de réfutation du paganisme qui fera la base de l'argumentation de tous les Pères se trouve déjà complet dans pseudo-Clément. Le sens primitif de la mythologie était perdu chez tout le monde; les vieux mythes physiques, devenus des historiettes messéantes, n'offraient plus aucun ali- ment pour les âmes. 11 était facile de montrer que les dieux de l'Olympe ont donné de très mauvais

(An 163] MARC-AURÈLB. 81

exemples et qu'en les imitant on serait un scélérat*. Apion cherche vainement à s'échapper par les expli- cations symboliques. Clément établit sans peine l'absolue impuissance du polythéisme à produire une morale sérieuse'. Clément a d'invincibles besoins de cœur : honnête, pieux, candide, il veut une religion qui satisfasse sa vive sensibilité. Un moment les deux adversaires se rappellent des souvenirs déjeu- nasse, dont ils se font maintenant des armes de com- bat. Apion avait été autrefois l'hôte du père de Clé- ment. Voyant un jour ce dernier triste et malade des tourments qu'il se donnait pour chercher le vrai, Apion, qui avait des prétentions médicales, lui de- manda ce qu'il avait: « Le mal des jeunes!... j'ai mal à l'âme », lui répondit Clément. Apion crut qu'il s'agissait d'amour, lui fit les ouvertures les plus inconvenantes et composa pour lui une pièce de lit- térature erotique, que Clément fait intervenir dans le débat avec plus de malice que d'à propos '.

La philosophie du livre est le déisme considéré comme un fruit de la révélation, non de la raison. L'auteur parle de Dieu, de sa nature, de ses attri-

1. Les païens eux-mêmes le sentaient bien. Pliilostrate, Vie>: dea sophistes^ II, i, 15. ^ i

2. Homélies, i\ eX y. ^ /y.\% \^

3. Ibid., V, 2 et suiv. ' /"

6

82 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163]

buts, de sa providence, du mal considéré comme épreuve et comme source de mérite pour l'homme^, à la façon de Gicéron ou d'Épictète. Esprit lucide et droit, opposé aux aberrations montanistes " et au quasi-polythéisme des gnostiques, l'auteur du roman pseudo-clémentin est un strict monothéiste, ou, comme on disait alors, un monarchien ^ Dieu est l'être dont l'essence ne convient qu'à lui seul*. Le Fils lui est par nature inférieur. Ces idées, fort ana- logues à celles de pseudo-Hermas% furent longtemps la base de la théologie romaine ^ Loin que ce fus- sent là des pensées révolutionnaires, c'étaient à Rome les théories conservatrices. C'était au fond la théologie des nazaréens et des ébionites, ou plutôt de Philon et des esséniens, développée dans le sens du gnosticisme. Le monde est le théâtre de la lutte du bien et du mal. Le bien gagne toujours un peu sur le mal et finira par l'emporter. Les triomphes partiels du bien s'opèrent au moyen de l'apparition de pro-

1. Eomël., II, III, XVI.

2. Jbid., III, 'Î2-14, 22,26-27; xvii, 18.

3. Ibid.^xi, 14. Comp. TertuUien, Adv. Prax., 3.

4. Hom., XVI, 15-17.

5. Pastor, simil. v. Comme l'auteur du Pasteur, l'auteur du roman pseudo-clémentin ne nomme jamais Jésus par son nom; il l'appelle toujours « le prophète » ou « le vrai prophète ». Lettre à Jacques, 1 ! .

6. Eusèbo, //. E., V, 28.

[An 163] MARC-AURÈLE. 83

p h êtes successifs, Adam, Abel, Hénoch, Noé, Abra- ham, Moïse ; ou plutôt un seul prophète, Adam immortel et impeccable, l'homme-type par excel- lence, la parfaite image de Dieu, le Christ, toujours vivant, toujours changeant de forme et de nom, parcourt sans cesse le monde et remplit l'histoire, prêchant éternellement la même loi au nom du même Esprit Sainte

La vraie loi de Moïse avait presque réalisé l'idéal de la religion absolue. Mais Moïse n'écrivit rien ^, et ses institutions furent altérées par ses successeurs ^ Les sacrifices furent une victoire du paganisme sur la loi pure*. Une foule d'erreurs se sont glissées dans l'Ancien Testament *. David, avec sa harpe et

4. Homél, II, 15-17; m, 20-26. Comp. Epipli., lui, 1; Évang. des Hébr., p. 15, ligne 22-23, Hilg. Mahomet se ratta- chait par ici à l'esséno-ébionisme : il soutenait qu'il était à son tour « le vrai prophète », révélateur de l'unique et ^v\m\\\l kitâb . Sprenger, Leben Mohainmad, I, p. 23 et suiv. ; G. Rœscli, dans Theol. Slud. und Krit., 1876, p. 417 et suiv.

2. Pour retirer à Moïse la rédaction du Pentateuque, l'auteur fait valoir les mêmes raisons que la critique moderne : récit de la mort de Moïse, découverte de Holcias, rôle d'Esdras.

3. HoméL, ii, 38; m, S; m, 42, 43-58.

4. Idée essénienne. Ilojnél., m, 26; Recognit., III, 2i, 26; cf. Évangile ébionile, dans Épiph., xxx, 16.

5. Homel., ii, 38, 39, 43, 44, 65; m, 10. Comparez les asser- tions analogues des ébionites (dans Épiphane), de Ptolémée, d'Apelle. Méthodius, Conviv. dec. virg., or. 8.

8i ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163J

ses guerres sanglantes, est un piophète déjà bien inférieur. Les autres prophètes furent moins encore de parfaits Adam-Christs La philosophie grecque, de son côté, est un tissu de chimères, une vraie lo- gomachie *. L'esprit prophétique, qui n'est autre chose que l'Esprit Saint manifesté, l'homme primitif, Adam tel que Dieu l'avait fait, est apparu alors en un dernier Christ, en Jésus, qui est Moïse lui-même; si bien qu'entre l'un et l'autre il n'y a point de lutte ni de rivalité. Croire en l'un, c'est croire en l'autre, c'est croire en Dieu. Le chrétien, pour être chrétien, ne cesse pas d'être juif (Clément se donne toujours ce dernier nom ; lui et toute sa famille « se font juifs w^) . Le juif qui connaît Moïse et ne connaît pas Jésus ne sera pas condamné s'il pratique bien ce qu'il connaît et ne hait pas ce qu'il ignore. Le chrétien païen d'ori- gine, qui connaît Jésus et ne connaît pas Moïse, ne sera pas condamné s'il observe la loi de Jésus et ne hait pas la loi qui ne lui est point parvenue*. La ré- vélation,, du reste, n'est que le rayon par lequel des

1. Epipli., XXX, 15. Idée commune aux esséniens et à Philon. Bo toute cette littérature pseudcpigraphe, se rattachant auxpa- Iriarches et prétendant renfermer le texte de la révélation primi- tive, qui naît vers l'époque de notre ère. Voir ci-après, p. 135,

2. IIoméL, II, 6-8; iv, v, vi.

3. Ibid., V, 2; XX, 22 (tcuSat'ou; -Yqsvr.f^.evcut;.

4. Ibid... VIII, 5-7.

(An 163] MARC-AURELE. 85

vérités cachées dans le cœur de tous les hommes deviennent visibles pour chacun d'eux; connaître ainsi, ce n'est pas apprendre, c'est comprendre^

La relation de Jésus avec Dieu a été celle de tous les autres prophètes. Il a été l'instrument de l'Es- prit, voilà tout. L'Adam idéal, qui se trouve plus ou moins obscurci chez tout homme venant en ce monde, est, chez les prophètes, colonnes du monde, à l'état de claire connaissance et de pleine possession. « Notre-Seigneur, dit Pierre, n'a jamais dit qu'il y eût d'autre Dieu que celui qui a créé toute chose, et ne s'est pas proclamé Dieu ; il a seulement, avec raison, déclaré heureux celui qui l'avait proclamé fils du Dieu qui a tout créé. Mais ne te semble-t-il pas, dit Simon, que celui qui provient de Dieu^ est Dieu? Gomment cela pourrait-il être? répond Pierre. L'essence du Père est de n'avoir pas été en- gendré; l'essence du Fils est d'avoir été engendré;, or ce qui a été engendré ne saurait se comparer à ce qui n'a pas été engendré ou à ce qwi s'engendre soi-même. Celui qui n'est pas en tout identique à un autre être ne peut avoir les mêmes appellations com- munes avec lui^ » Jamais l'auteur ne parle de la

1. HoméL, xviii, 6.

2. Tôv i-h 6ecù.

3. Homél., XVI, 15-17. Les sabiens ou mendaïtes, qui sont

86 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163]

mort de Jésus et ne laisse croire qu'il attache une importance théologique à cette mort.

Jésus est donc un prophète, le dernier des pro- phètes, celui que Moïse avait annoncé comme devant venir après lui'. Sa religion n'est qu'une épuration de celle de Moïse, un choix entre des traditions dont les unes étaient bonnes, les autres mauvaises ^ Sa religion est parfaite ; elle convient aux Juifs et aux Hellènes, aux hommes instruits et aux barbares ; elle satisfait également le cœur et l'esprit. Elle se continue dans le temps par les douze apôtres, dont le chef est Pierre, et par ceux qui tiennent d'eux leurs pouvoirs. L'appel à des songes, à des visions privées, •est le fait de présomptueux ^

Mélange bizarre d'ébionisme et de libéralisme philosophique, de catholicisme étroit et d'hérésie, d'amour exalté pour Jésus * et de crainte qu'on

des elkasaïtes, font de nos jours exactement le môme raisonne- ment contre la doctrine catholique. SioufiS, iîe%. des Soubbas, p. 34-33. Se rappeler Mahomet, qui eut tant de rapports avec l'elkasaïsme. Voir les Évangiles, ch. xx.

1 . Homél., III, 45-57.

2. Tel est le sens du précepte si souvent attribué par cette secte à Jésus : « Soyez des changeurs exacts», ne gardant que ce qui est debonaloi /7ow.^ii,o1; m, 48, 50, 51 ; xviîi,20; Recogn., II, 51 ; Clém. Alex., Slrom., I, 28; Pislis Sophia, p. 220

3. IIoméL, XVII et xviii, surtout xvii, 18-19; xviii, 6.

4. Ibid., m, 54.

(An 163] IMARC-AURÈLE. 87

n'exagère son rôle, d'instruction profane et de théo- sophie chiméiique, de rationalisme et de foi, le (ivre ne pouvait satisfaire longtemps l'orthodoxie; mais il convenait à une époque de syncrétisme, les points divers de la foi chrétienne étaient mal dé- finis. Il a fallu les prodiges de sagacité de la critique moderne pour reconnaître encore la satire de Paul derrière le masque de Simon le Magicien'. Le livre est, en somme, un livre de conciliation. C'est l'œuvre d'un ébionite modéré, d'un esprit éclectique, opposé en même temps aux jugements injustes des gno- stiques et de Marcion contre le judaïsme et à la prophétie féminine des disciples de Montant La cir- concision n'est pas commandée; cependant le cir- concis a un rang supérieur à celui de l'incirconcis. Jésus vaut Moïse ; Moïse vaut Jésus ^ La perfec- tion est de voir que tous deux ne font qu'un, que la nouvelle loi est l'antique, et l'antique la nouvelle Ceux qui ont l'une peuvent se passer de l'autre. Que chacun reste chez soi et ne haïsse pas les autres.

C'était, on le voit, l'absolue négation de la doc-

1. Dans les Recog7iitiones, ce sont piulôl les erreurs du gno- slicisme qui se laissent apercevoir derrière ]e nom ;ibIiorré de Simon.

2. Uom., XI, 35 ; xvii, 13 et suiv.

3. Cette doctrine e?t adoucie dans les Recogniliones.

88 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163]

trine de Paul'. Jésus est pour notre théologien un restaurateur plutôt qu'un novateur. Dans l'œuvre même de cette restauration, Jésus n'est que l'inter- prète d'une tradition de sages, qui, au milieu de b corruption générale, n'avaient jamais perdu le vrai sens de la loi de Moïse, laquelle n'est elle-même que la religion d'Adam, la religion primitive de l'huma- nité. Selon pseudo-Clément, Jésus, c'est Adam* lui- même. Selon saint Paul, Jésus est un second Adam, en tout l'opposé du premier. L'idée de la chute d'Adam, base de la théologie de saint Paul, est ici presque effacée. Par un côté surtout, l'auteur ébio- nite se montre plus sensé que Paul. Paul ne cessa toujours de protester que l'homme ne doit à aucun mérite personnel son élection et sa vocation chré- tienne. L'ébionite, plus libéral, croit que le païen hon- nête prépare sa conversion par ses vertus. Il est loin de penser que tous les actes des infidèles sont des péchés. Les mérites de Jésus n'ont pas, à ses yeux, le rôle transcendant qu'ils ont dans le système de Paul. Jésus met l'homme en rapport avec Dieu; mais il ne se substitue pas à Dieu.

Le roman pseudo-clémentin se sépare nettement

1. II Cor., V, 17.

2. Recogn., I, 45; Ilom,, m, 17-21. Épiphane attribue la même doctrine aux ébionites. Ilœr., xxx, 3.

[An 163 MARC-AURÈLE. 89

des écrits vraiment authentiques de la première in- spiration chrétienne par sa prolixité, sa rhétorique, sa philosophie abstraite, empruntée, pour la plus grande partie, aux écoles grecques. Ce n'est plus ici un livre sémitique, sans nuance, comme les écrits purement judéo-chrétiens. Grand admirateur du judaïsme, l'auteur a l'esprit gréco-italien, l'esprit politique, préoccupé avant tout de la nécessité sociale, de la morale du peuple. Sa culture est tout hellénique ; de l'hellénisme, il ne repousse qu'une seule chose, la religion. L'auteur se montre à tous égards bien supérieur à saint Justin. Une fraction considé- rable de l'Église adopta l'ouvrage et lui fit une place à côté des livres les plus révérés de l'âge apostolique, sur les confins du Nouveau Testament^ Les grosses erreurs qu'on y lisait sur la divinité de Jésus-Christ et sur les livres saints s'opposèrent à ce qu'il y restât; mais on continua de le lire ; les ortho- doxes répondaient à tout en disant que Clément avait écrit son livre sans tache, qu'ensuite des hérétiques l'avaient altéré". On en fit des extraits, les pas- sages malsonnants étaient omis, et auxquels on attri»

1. Credner, Gesch. des neulest. Kanon, p. 238, '241, 244, 249, 250; Tillemont, Mém., II, p. 463.

2. Synopse dite d'Athanase, dans Credner, op. cit., p. 250; Dressel, Clementinorum epitomœ duœ, Leipzig, 1873; Reuss Gesch. der heiligen Schriflen, p. 252.

90 ORIGINES DU GHRISTIAMS:\IE. [An 103

bua volontiers la théopneustie ^ Nous avons vu et nous verrons bien d'autres exemples de romans in- ventés par les hérétiques forçant ainsi les portes de l'Église orthodoxe et se faisant accepter d'elle, parce qu'ils étaient édifiants et susceptibles de fournir un aliment à la piété.

Le fait est que cette littérature ébionite, malgré sa naïveté un peu enfantine, avait au plus haut degré l'onction chrétienne. Le ton était oelui d'une prédi- cation émue ; le caractère en était essentiellement ecclésiastique et pastoral. Pseudo-Clément est un partisan de la hiérarchie au moins aussi exailé que pseudo-Ignace. La communauté se résume en son chef; le clergé est l'indispensable médiateur entre Dieu et le troupeau^. Il faut deviner l'évêque à demi- mot, ne pas attendre qu'il vous dise : « Tel homme est mon ennemi », pour fuir cet homme. Etre ami de quelqu'un que l'évêque n'aime pas, parler à quelqu'un qu'il évite, c'est se mettre hors de l'Église, se placer au rang de ses pires ennemis. La charge de l'é- vêque est si difficile! Chacun doit travailler à la lui faciliter ; les diacres sont les yeux de l'évêque, ils

1. Épiphane, Hœr., xxx, 15.

2. Lettre de Clément à Jaciiues, 2, 46, 47, 18. Les Conslita- lions apostoliques ne font sur ce point que développer la doc- trine des Homélies.

[An 163] MARC-AURÊLE. 'M

doivent tout surveiller, tout savoir pour lui^ Une sorte d'espionnage est recommandé; ce qu'on peut appeler l'esprit clérical n'a jamais été exprimé en traits plus forts.

Les abstinences et les pratiques esséniennes étaient placées très haut*. La pureté des mœurs était la principale préoccupation de ces bons sectaires. L'adultère, à leurs yeux, est pire que l'homicide. « La femme chaste est la plus belle chose du monde, le plus parfait souvenir de la création primitive de Dieu. La femme pieuse, qui ne trouve son plaisir qu'avec les saints, est l'ornement, le parfum et l'exemple de l'Eglise; elle aide les chastes à être chastes ; elle charme Dieu lui-même. Dieu l'aime, la désire, se la garde; elle est son enfant, la fiancée du Fils de Dieu, vêtue qu'elle est de lumière sainte». »

Ces mystiques images ne font pas de l'auteur un partisan de la virginité. Il est trop juif pour cela. Il veut que les prêtres marient les jeunes gens de

1. Lettre à Jacques, 12, 17, 18.

2. Ilom., IV, 6; VI, 26 ; ix, 23 ; x, 26 ; xr, 34 ; xii, 6 ; xiv, 1 ; XV, 17; Recogn., IV, 3; V, 36 ; Epiph., Hœr., xxx, 13. Voir, comme atténuation, Reoogn., I, 12; IIF, 38; V!I, 24, et, ci-après, ce qui concerne le mariage.

3. Ilomél., XIII, 15, 16; lettre à Jacques, 6, 7. Coinp. Constit^ aposl., I, 8, 10.

92 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163J

bonne heure, fassent marier même les vieillards ^ La femme chrétienne aime son mari, le couvre de caresses, le flatte, le sert, cherche à lui plaire, lui obéit en tout ce qui n'est pas une désobéissance à Dieu. Être aimé d'un autre que son mari est pour 3lle une vive peine. Oh ! combien fou est le mari qui cherche à séparer sa femme de la crainte de Dieu ! La grande source de la chasteté, c'est l'Église. C'est que la femme apprend ses devoirs et entend parler de ce jugement de Dieu qui punit un moment de plaisir d'un supplice éternel. Le mari devrait forcer sa femme d'aller à de tels sermons, s'il n'y réussis- sait par les caresses.

Mais ce qu'il y a de mieux, ajoute l'auteur s'adressant au mari, c'est que tu y viennes toi-même, la conduisant par la main, pour que, toi aussi, tu sois chaste et puisses connaître le bonheur du mariage respectable. Devenir père, aimer tes enfants, être aimé d'eux, tout cela est à ta disposition, si tu le désires. Celui qui veut avoir une femme chaste vit chastement, lui rend le devoir con- jugal, mange avec elle, vit avec elle, vient avec elle au prêche sanctifiant, ne l'attriste pas, ne la querelle pas sans raison, cherche à lui plaire, lui procure tous les agrémentj qu'il peut, et supplée à ceux qu'il ne peut lui donner par ses caresses. Ces caresses, du reste, la femme chaste ne les attend pas pour remplir ses devoirs. Elle tient son mari pour son maître. Est-il pauvre, elle supporte sa pauvreté;

4. Lettre à Jacques, 7. Cf. Epi[)li., xxx, 1 j.

[An i63J MARC-AURÈLE. 93

elle a faim avec lui, s'il a faim; émigre-t-il, elle émigré; elle le console quand il est triste; quand même elle aurait une dot supérieure à l'avoir de son mari, elle prend l'atti- tude subalterne de quelqu'un qui n'a rien. Le mari, de son côté, s'il a une femme pauvre, doit considérer sa sa- gesse comme une ample dot. La femme s;ige est sobre sur le boire et le manger;... elle ne reste jamais seule avec des jeunes gens, elle se défie même des vieillards, elle évite les rires désordonnés,... elle se plaît aux discours graves, elle fuit ceux qui n'ont pas trait à la bien- séance ^.

La bonne Mattidie, mère de Clément, est un exemple de la mise en pratique de ces pieuses maximes. Païenne, elle sacrifie tout à la chasteté ; la chasteté la préserve des plus grands périls et lui vaut la connaissance de la vraie religion \

La prédication chrétienne se développait, se mê- lait au culte ^ Le sermon était la partie essentielle de la réunion sacrée. L'Eglise devenait la mère de toute édification et de toute consolation. Les règles sur la discipline ecclésiastique se multipliaient déjà. Pour leur donner de l'autorité, on les rapportait aux apô- tres, et, comme Clément était censé le meilleur garant quand il s'agissait de traditions apostoliques, puis-

\. Homélies, xiii, '13-21. Cf. Comlil oposi., VI, 29.

2. HomeL, xiii, 20.

3. Voir les liomélies xm et xiv, et la lettre à Jacques, 42, IG

94 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163]

qu'il avait été dans des relations intimes avec Pierre et Barnabe, ce fut encore sous le nom de ce vé- néré pasteur que Ton vit éclore toute une littérature apocryphe de Constitutions censées établies par le collège des Douze ^ Le noyau de cette compilation apocryphe, première base d'un recueil de canons ecclésiastiques, s'est conservé à peu près sans mé- lange chez les Syriens ^ Chez les Grecs, le recueil, grossi avec le temps, s'altéra sensiblement et devint presque méconnaissable ^ Ou le cita comme faisant. partie des Écritures sacrées, quoique toujours cer- taines réserves en aient rendu douteuse la canoni- cité*. De bonne heure, on s'accorda la liberté de donner à ce recueil de dires prétendus apostoliques

^ . Ataraf aî, ^iJay^ai, ^t JaajcoXtai.

2. P. de Lagarde, Didascalia apost. (Lipsise, 1854); Reliquiœ juris eccles. antiquissimi (Lipsise, \ 836); Bunsen, Analecta ante- nicœna, t. II.

3. Constitutions apostoliques, en huit livres. Les livres VII et VIII ont été ajoutés postérieurement. Les six premiers livres eux- mêmes sont gravement interpolés. Les versions orientales dif- fèrent beaucoup du grec.

4. Eusèbe, H. E., III, xxv, 3 ; De aleatoribus, ad calcem Cypr., édit. Rigault, p. 349; Athanase, Epist. fest., .39; Épi- phane, Hœr., lxx, 7, 4 0, etc. ; Canones apost., 86; Stichométrie de Niccphore, Synopse dite d' Athanase, Anastase le Sinaïte, etc. [Credner, Geseh., p. 234, 233, 236, 244, 244, 247, 250, 232, 236]. Concil. Trullanura, canon 2; Pholius, cod. cxii, cxiii; Nicéphore Calliste [Credner, p. 256] ; Tillemont, Mêm., II, p. 164etsuiv.

[An 163] MARG-AURELE. i>5

la forme qu'on jugea la plus propre à frapper les fidèles et à leur imposer* ; toujours le nom de Clé- ment fut inscrit en tête de ces rédactions diverses*, qui offrent, du i-esle, avec le roman des Reconnais- sances les traits de la plus étroite parenlé'. Toute la littérature pseudo-clémentine du ii*" siècle présente ainsi le caractère d'une parfaite unité.

Ce qui la caractérise au plus haut degré, c'est l'esprit d'organisation pratique. Déjà, dans l'épître supposée de Clément à Jacques, qui sert de préface

k. Tel fut le recueil de préceptes apostoliques qui a été publié par Bickell, Lagarde, Pitra, Hilgenfeld {Nov. Test, extra can. rec, IV, p. 93 et suiv.), qui est déjà cité par Clément d'Alexandrie comme 7pa<p7Î (Lagarde, Reliquiœ, p. xix-xx, 76; Hilgenf., p. 95, 98, 105), et qui paraît être l'ouvrage mentionné par Rufin {Expos, in sijmb. apost., c. 38) et saint Jérôme {De viris ilL, 1) sous le titre de Duœ vice vel Judicium Pétri (cf. Const. apost., init.). Voir cependant Gebh. et Harn., Pair, apost. op., I, u, deuxième édit., p. xxviii-xxxi. La publication de la ^\^a.yr\ -ûv Stà^zKx oltzo- (TToXwv du manuscrit du Fanar (Philothée Bryenne, p. r,) est encore attendue. Comp. Hilg., p. 79 et suiv. Voir Eusèbo, //. E., II, XXV, 4. ^

2. Cotelier, Patres apostolici; Tillemont, Mé77i., II, p. 462 et suiv, ; Lagarde, Reliquiœ, p. 33, 74, 80, etc.; Credner, Gescli. des neutest.Kanon, p. 241.

3. Anastase le Sinaïte, Nicéphore, dans Credner, p. 231, 244. Comparez la discipline ecclésiastique contenue dans l'épître de Clémen! à Jacques et hx discipline des Conslitif lions. Notez Constil. o/?os<.^ VIII, 10, Jacques, Clémenl, Hvliode, représentant les Églises de Jérusalen. de Rome, d'Antioche.

96 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163]

aux Reconnaissances^ Pierre, avant de mourir, tient un long discours sur l'épiscopat, ses devoirs, sei difficultés, son excellence, sur les prêtres, les diacres, les catéchistes, qui est comme une édition nouvelle des Epîtres à Tite et à Timothée^ Les Constitutions apostoliques furent une sorte de codification, suc- cessivement agrandie, de ces préceptes pastoraux. Ce que Rome fonda, ce n'est pas le dogme ; peu d'Églises furent plus stériles en spéculations, moins pures sous le rapport de la doctrine : l'ébionisme, le montanisme, l'artémonisme, y eurent tour à tour la majorité. Ce que Rome fit, c'est la discipline, c'est le catholicisme.

A Rome, probablement, le mot d' « Église catho- lique » fut écrit pour la première fois ^ Évêque, prêtre, laïque, tous ces mots prennent dans cette Église hiérarchique un sens déterminé. L'Église est un navire chaque dignitaire a sa fonction pour le salut des passagers ^. La morale est sévère et sent déjà le cloître. Le simple goût de la richesse est condamné*. La parure des fe^mmes n'est qu'une

4. Epist. Clem. ad. Jac, 5 et suiv.

2. 0SOÙ «puTEÎa Yi xaôoXixï) ixxmQÎx. Conslit apostol., î, \. Gonf- pseudo-Ignace, ci-après, p. 418.

3. Epist. Clem. ad Jac.^ 44-15.

4. Consù. dpost.. !• a- IV. 4.

i

(An 163] MARC-AUREI.E. 97

invitation à pécher. La femme est responsable des péchés de pensée qu'elle fait commettre. Sûrement, si elle repousse les avances, le mal est moindre ; mais n'est-ce rien d'être cause de la perdition des autres*? Vivre modestement occupé de son métier, aller son chemin, sans se mêler aux commérages de la rue*, bien élever ses enfants, leur administrer de fré- quentes corrections, leur interdire les dîners par écot avec les personnes de leur âge, les marier de bonne heure', ne pas lire les livres païens (la Bible sutïit et contient tout) *, ne prendre des bains que le moins qu'on peut et avec de grandes précautions % telles sont les règles des laïques. L'évêque, les prê- tres, les diacres, les veuves, ont des devoirs plus compliqués. Outre la sainteté, il faut apporter à ces fonctions la sagesse et la capacité^. Ce sont de vraies magistratures, fort supérieures aux magistratures profanes'. Les chrétiens portant toutes leurs causes au tribunal de l'évêque, le dicastère de ce dernier devenait, en effet, une juridiction civile, qui avait

4. Comtit. apost., I, 3, 7, 8. t. Ibid., 1,4; II, 63.

3. Ibid., IV, il. Cf. Epist. Clem. ad Jac, 7, &.

4. Ibid., I, 6.

5. Ibid., I, 9.

6. loid., livres II, III entiers.

7. Ibid., II, 33, 34.

7

B8 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163)

ses règlements et ses lois\ La maison de l'évèque était déjà considérable ; elle devait être entretenue par les fidèles à frais communs. Les idées de l'an- cienne loi sur la dîme et les offrandes dues aux prêtres étaient peu à peu ramenées^. Une forte théocratie tendait à s'établir.

L'Église, en effet, absorbait tout ; la société civile était avilie et méprisée ^ A l'empereur on doit le cens et les salutations officielles, voilà tout*. Le chré- tien ainsi formé ne peut vivre qu'avec des chrétiens. Il était recommandé d'attirer les païens par le charme de manières aimables, quand on pouvait espérer qu'ils se convertiraient ^ Mais, en dehors de celte espérance, les relations avec les infidèles étaient en- tourées de telles précautions et impliquaient tant de mépris, qu'elles devaient être bien rares. Une so- ciété mixte de païens et de chrétiens sera impos- sible. 11 est défendu de prendre part aux réjouis- sances des païens, de manger et de se divertir avec eux, d'assister à leurs spectacles, à leurs jeux, à toutes les grandes réunions profanes. Même les marchés pu-

1. Constit. apost., II, 46 ot suiv. Cf. Epist. Clem. ad Jcic-, 5, 10, et Hom., m, 67,

2. Constit. apost., II, 23, 34, 33.

3. Jbid., II, 61.

4. Ibid.^Y, 13. B. Ibid.,\, 10.

(An 163) MARC-AURÈLE. «9

blics sont interdits, sauf en ce qui concerne l'achat des choses nécessaires ^ Au contraire, les chrétiens doivent autant que possible manger ensemble, vivre ensemble, former une petite coterie de saints^. Au iir siècle, cet esprit de réclusion portera ses consé- quences. La société romaine mourra d'épuisement ; une cause cachée lui soutirera la vie. Quand une partie considérable d'un Etat fait bande à part et cesse de travailler à l'œuvre commune, cet État est bien près de mourir.

L'assistance mutuelle était la fonction capitale dans cette société de pauvres, administi'ée par ses évêques, ses diacres et ses veuves \ La situation du riche, au milieu de petits bourgeois et de petits mar- chands honnêtes, jugeant leurs affaires entre eux, scrupuleux sur leurs poids et leurs mesures*, était difficile, embarrassée. La vie chrétienne n'était pas faite pour lui. Un frère mourait-il, laissant des or- phelins et des orphelines, un autre frère adoptait les orphelins, mariait l'orpheline à son fils, si l'âge s'ac- cordait. Gela paraissait tout simple. Les riches se prêtaient difficilement à un système aussi fraternel;

\ . Constil. apost.j II, 62.

2. Lettre à Jacques, 9.

3. Conslit. apost.j, livre IV, entier. Cf. Epist. Clcm. ad Jac, 9.

4. Lettre à Jacques, 40.

100 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 163)

on les menaçait alors de se voir arracher les biens dont ils ne savaient pas faire un bon usage ; on leur appliquait le dicton : « Ce que les saints n'ont pas mangé, les Assyriens le mangent ^ » L'argent des pauvres passait pour chose sacrée ; ceux qui étaient dans l'aisance payaient une cotisation aussi forte que possible; c'est ce qu'on appelait a les contributions du Seigneur^ n.

On poussait la délicatesse jusqu'à ne pas accep- ter dans la caisse de l'Eglise l'argent de tout le monde*. On repoussait l'offrande des cabaretiers et des gens qui pratiquaient des métiers infâmes, surtout celle des excommuniés, qui cherchaient par leurs générosités à rentrer en grâce. « Ce sont ceux-là qui donnent, disaient quelques-uns, et, si nous refusons leurs aumônes, comment ferons-nous pour assister nos veuves, pour nourrir les pauvres du peuple ? Mieux vaut mourir de faim, répondait Vébion fanatique, que d'avoir de l'obligation aux ennemis de Dieu pour des dons qui sont un affront aux yeux de ses amis. Les bonnes offrandes sont celles que l'ouvrier prend sur le fruit de son travail. Quand le prêtre est forcé de recevoir l'argent des impies, qu'il l'emploie à ache-

1. Proverbe judéo-chrétien. Consl.,lV., i.

2. Ai xupiaxat auvetacpopat.

3. Conslit. apost., IV, 6-10.

(An 163] MARC-AURÈLE. iOI

ter le bois, le charbon, pour que la veuve et l'or- phelin ne soient pas condamnés à vivre d'un argent souillé. Les présents des impies sont ainsi la pâture du feu, non la nourriture des fidèles ^ » On voit quelle chaîne étroite enserrait la vie chrétienne. Un tel abîme séparait, dans l'esprit de ces bons sec- taires, le bien et le mal, que la conception d'une société libérale, chacun agit à sa guise, sous la tutelle des lois civiles, sans rendre de compte à per- sonne ni exercer de surveillance sur personne, leur eût paru le comble de l'impiété.

1. Conslil. apost.j IV, 40. Comparez le Synodique de saint Athanase, Archives des missions scientifiques , série, t. IV, p. 468 et suiv. fEug. RevillouU

CHAPITRE VI,

LES DEUX SYSTEMES D'aPOLOGIE.

Tatien, après la mort de Justin ^ resta plusieurs années à Rome. Il y continua Técole de son maître, professant toujours pour lui une haute admiration * , mais chaque jour s'écartant de plus en plus de son esprit. Il compta des élèves distingués, entre autres l'Asiate Rhodon, fécond écrivain, qui devint plus tard un des soutiens de l'orthodoxie contre Mar- cion et Apelle '. Ce fut probablement dans les pre- mières années du règne de Marc-Aurèle que Tatien composa cet écrit, dur et incorrect de style, parfois vif et piquant, qui passe, à, bon droit, pour un des

4. Voir V Église chrétienne, p. 484, 485.

2. Oral. adv.Grœcos, 48, 19.

3. Hhodon, clans Eus., V, xiii, 1,8; saint Jer., De viris illuS' tribus, 37e

[An 164] MARC-AURELE. 103

monuments les plus originaux de l'apologétique chré- tienne au II* siècle.

L'ouvrage est intitulé Contre les Grecs. La haine de la Grèce était, en effet, le sentiment dominant de Tatien. En vrai Syrien*, il jalouse et déteste les arts et la littérature qui avaient conquis l'admiration du genre humain. Les dieux païens lui semblent la per- so iniifi cation de l'immoralité. Le monde de statues grecques qu'il voyait à Rome ne lui donnait pas de ' repos-. Récapitulant les personnages en l'honneur de qui elles avaient été dressées, il arrivait à trouver que presque tous, hommes et femmes, avaient été des gens de mauvaise vie^ Les horreurs de l'amphi- théâtre le révoltaient à meilleur droit*; mais il con- fondait à tort avec les cruautés romaines les jeux nationaux et le théâtre des Grecs. Euripide, Mé- nandre, lui paraissaient des maîtres de débauche, et (vœu qui fut trop exaucé î) il souhaitait que leurs œuvres fussent anéanties ^

'1. revvr,6êiî èv ttî twv Àaaupîwv '^f,[^ 42), sans douto l'Adiabène. Cf. Epiph.. Ilœr.j indic. ad tom. m libri I. Tatien parle, en effet, des persécutions comme quelqu'un qui n'est pas sujet de l'em- pire (§ 4). Le ton du § 4" est d'un homme étranger à la patrie gréco-romaine.

7. Orat. adv. Gr., 33.

.. Ibid., 33, 34.

6. Ibid., 23.

6. Ibid., 12, 23,24.

104 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 1G4]

Justin avait pris pour base de son apologie un sentiment bien plus large. Il avait rêvé une concilia- tion des dogmes chrétiens et de la philosophie grec- que. C'était certainement une grande illusion. Il ne fallait pas beaucoup d'efforts pour voir que la phi- losophie grecque, essentiellement rationnelle, et la foi nouvelle, procédant du surnaturel, étaient deux enne- mies, dont l'une devait rester sur le carreau. La mé- thode apologétique de saint Justin est étroite et péril- leuse pour la foi. Tatien le sent, et c'est sur les ruines mêmes de la philosophie grecque qu'il cherche à élever l'édifice du christianisme. Comme son maître, Tatien possédait une érudition grecque étendue ; comme lui, il n'avait aucune critique et mêlait de la façon la plus arbitraire l'authentique et l'apocryphe, «e qu'il savait et ce qu'il ne savait pas. Tatien est un esprit sombre, lourd, violent, plein de colère contre la civilisation et contre la philosophie grecque, à laquelle il préfère hautement l'Orient, ce qu'il appelle laphi- rlosophie barbare ^ Une érudition de chétif aloi,

4. Ô xa-à papêâpcuî çiXoooçwv TaTiavoî. Adv. Gr., 42. Ppaçal <^ati6apixiaî. Ibid., 29, 30, 31, 35. Dans Justin et dans Tatien, ce mot de « barbare » signifie Oriental, par opposition aux Grecs et aux Latins. Cf. Justin, Apol. I, 46; Cléra. d'Alex., Slrom., V, 5, init. Jamais Tatien n'écrit les mots de « juifs », de « chré- tiens », de « Jésus ». Quand il composa le discours contre le» Grecs, Tatien admettait cependant toute la Bible, § 36.

fAnl64] MARC-AURELE. 105

comme celle que Josèplie avait déployée dans son ou- vrage contre Apion, vient ici à son aide^ Moïse est, selon lui, bien plus ancien qu'Homère^ Les Grecs n'ont rien inventé par eux-mêmes; ils ont tout appris des autres peuples, notamment des Orientaux ^ Ils n'ont excellé que dans l'art d'écrire* ; pour le fond des idées, ils sont inférieurs aux autres nations ^ Les grammairiens sont la cause de tout le mal ® ; ce sont eux qui, par leurs mensonges, ont embelli l'erreur et créé cette réputation usurpée qui est le principal ob- stacle au triomphe de la vérité. Les écrivains assy- riens, phéniciens, égyptiens ', voilà les vraies auto- rités 1

Loin d'améliorer qui que ce soit, la philosophie grecque n'a pas su préserver ses adeptes des plus grands crimes. Diogène était intempérant; Platon,

<. Adv. Gr., 36-39.

2. Ibid., 31, 3G-4'I.

3. Ibid., i, 40, 41. Cette thèse des emprunts faits par les Grecs aux Hébreux est commune aux deux écoles d'apologistes. l*our saint Justin, voir l'Égl. chrét., p. 377 ; pour Clément d'Alex., \o\v Slrom., I, ch. 1, 15, 21 ; II, ch. 5; V et VI; Pœdag.,\,c\\.\; Minucius Félix, 34. Mais on tirait de ce fait des conséquences opposées.

4. Adv. Gr.,\, 14. 5.) Ibid., 14, 26

6. Ibid., 26.

7. Ibid., 36-39.

106 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 164]

gourmand; Aiistote, servile^ Les philosophes ont eu tous les vices; c'étaient des aveugles qui dis- sertaient avec des sourds^. Les lois des Grecs ne valent pas mieux que leur philosophie; elles diffèrent les unes des autres ; or la bonne loi devrait être com- mune à tous les hommes ^ Chez les chréliens, au contraire, nul dissentiment. Riches, pauvres, hommes, femmes ont les mêmes opinions*. Par une amère ironie du sort, Tatien devait mourir hérétique et prouver que le christianisme n'est pas plus à l'abri que la philosophie des schismes et des divisions de parti.

Justin et Tatien, bien qu'amis durant leur vie, représentent déjà de la manière la plus caractérisée les deux attitudes opposées que prendront un jour les apologistes chrétiens à l'égard de la philoso- phie. Les uns, au fond Hellènes, tout en reprochant à la société païenne le relâchement de ses mœurs, admettront ses arts, sa culture générale, sa philoso- phie. Les autres. Syriens ou Africains, ne verront dans l'hellénisme qu'un amas d'infamies, d'absurdités ; ils préféreront hautement à la sagesse grecque la

1. Tatien, Orat. adv. Gr., 2, 3, 25, 26.

2. Ibid., 19, 25, 26.

3. Ibid., 28. i. Ibid., 32.

(An 1G4| MARC-AURÊLE. 107

sagesse « barbare »; l'insulte ^ et le sarcasme* seront leurs armes habituelles.

L'école modérée de Justin sembla d'abord l'em- porter. Des écrits tout à fait analogues à ceux du phi- losophe de Naplouse, en particulier le Logos parœ- néticos, le Logos adressé aux Hellènes', et le traité De la monarchie^ caractérisés par de nombreuses citations païennes, sibylliques, pseudo-chaldéennes, vinrent se grouper autour de ses œuvres principales. On était naïf encore. L'auteur inconnu du Logos parœnéticos, le tolérant Athénagore, l'adroit Minu- cius Félix, Clément d'Alexandrie et, jusqu'à un cer- tain point, Théophile d'Antioche, cherchent à tous les dogmes des fondements rationnels. Même les dogmes les plus mystérieux, les plus étrangers à la philosophie grecque, comme la résurrection des corps, ont, pour ces larges théologiens, des antécédents helléniques. Le christianisme a, selon eux, ses racines

1. Tertullien, ApoL, 4 9, 45.

2. Aiadupp-ci'î d'IIermias.

3. E'i»., H. E., IV, 18; saint Jér., De viris ilL, 23. Le A070Î TCKjaivêTtxî'î fait des emprunts à la Chronique de Jules Africain et est par conséquent postérieur à l'an 221. Cf. Zeitschrifl filr Kir- cliengesch., II, ç. 319 et suiv. Quant au Aop; wooc Èxxr.va;, cona- mençant par Mti uTïcXâêr.Te, on a été amené, par des raisons insuf- fisantes, à l'attribuer, soit à Ambroise, l'ami d'Origène, soit à Apollonius (Eus., //. E., V, 21 ). Cf. Cureton, Spicil. syr., p. 41 et suiv.; Otto, Corp. apol., IX, p xxviii et suiv

«08 ORIGINES DU CHRISTIANISME [An 164]

dans le cœur de l'homme; il achève ce que les lu- mières naturelles ont commencé; loin de s'élever sur les ruines de la raison, le christianisme n'en est que le complet épanouissement; il est la vraie phi- losophie. Tout porte à croire que l'apologie perdue de Méliton était conçue dans cet esprit*. L'école plus ou moins gnostique d'Alexandrie, en s'attachant à la même manière de voir, lui donnera, au iii^ siècle, un immense éclat. Elle proclamera, comme Justin, que la philosophie grecque est la préparation du christianisme, l'échelle qui mène au Christ*. Le pla- tonisme surtout, par sa tendance idéaliste, est, pour ces chrétiens philhellènes, l'objet d'une faveur mar- quée. Clément d'Alexandrie ne parle des stoïciens qu'avec admiration'. A l'entendre, chaque école de philosophie a saisi une particule de la vérité*. Il va jusqu'à dire que, pour connaître Dieu, les Juifs ont eu les prophètes, les Grecs ont eu la philosophie et quelques inspirés tels que la Sibylle et Hystaspe, jusqu'à ce qu'un troisième Testament ait créé la con- naissance spirituelle et réduit les deux autres révéla- tions h Fétat de formes vieillies ^

1. Saint Jérôme, Epist., 83 (84). Il est probable qu'Aristide et Quadiatus procédèrent do la môme manière.

2. Clém. d'Alex., Strom., VI, ch. 7, 8, 10, 17, -18.

3. Ibid.,n,c\i. 5.

4. Ibid.. I, 13. B. Ibid., VI. 5.

(An 164] MARG-AURÊLE. lO-,

Mais le sentiment chrétien éprouvera une vive antipathie devant ces concessions d'une apologie sacrifiant l'âpreté des dogmes au désir de plaire à ceux qu'elle veut gagner. L'auteur de VEptlre à Dio- gnèle se rapproche de Tatien par l'extrême sévérité avec laquelle il juge la philosophie grecque. Le Sar- casme^ d'Hermias est sans pitié. L'auteur des Phi- losophuména regarde la philosophie antique comme la source de toutes les hérésies'. Cette méthode d'apologie, la seule, à vrai dire, qui soit chrétienne, sera reprise par TertuUien avec un talent sans égal. Le rude Africain opposera aux énervantes faiblesses des apologistes helléniques le dédain du Credo quia ahsurdam*. Il n'est en cela que l'interprète de lapen- sée de saint Paul*. « On anéantit le Christ, aurait dit le grand apôtre devant ces molles complaisances. Si les philosophes pouvaient, par le progrès nature) de leurs pensées, sauver le monde, pourquoi le Christ est-il venu? pourquoi a-t-il été crucifié? Socrate, dites-vous, a connu le Christ en partie ^ C'est donc aussi en partie par les mérites de Socrate que vous êtes justifiés ! »

^. La daie de cet ouvrage est tout à fait incertaine.

2. Comp. TertuUien, Prœscr.,l\ S.Jérôme, Epist., 83 (84).

3. TertuUien, De carne Chrisli, 5.

4. I Cor., I, 18 et suivants 6. Justin, Apol. 11, 40

110 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 1G4]

La manie 'des explications démonologiques est poussée chez Tatien jusqu'au comble de l'absurdité. Parmi tous les apologistes, c'est le plus dénué d'es- prit philosophique. Mais sa vigoureuse attaque contre le paganisme lui fit beaucoup pardonner. Le discours contre les Grecs fut fort loué% même par des hommes qui, comme Clément d'Alexandrie, étaient loin d'avoir de la haine contre la Grèce ; l'érudition charlata- nesque que l'auteur avait mise dans son ouvrage fit école. yElius Aristide semble y faire allusion, quand, prenant exactement le contre-pied de la pensée de notre auteur, il présente les Juifs comme une triste race qui n'a rien créé, étrangère aux belles-lettres et à la philosophie, ne sachant que dénigrer les gloires helléniques, ne s' arrogeant le nom de « phi- losophes » que par un renversement complet du sens des mots^

Les pesants paradoxes de Tatien contre la civili- sation ancienne devaient néanmoins triompher. Cette civilisation avait eu, en effet, un grand tort, c'était de négliger l'éducation intellectuelle du peuple. Le peuple, privé d'instruction primaire, se trouva livré à toutes les surprises de l'ignorance et crut toutes

'h Clém. d'Alex., Stroin., I, 21 ; Origène, Contre Celse,, I, ''â? Eusèbe, IV, xxix, 7 ; saint Jérôme, De viris ill., 29. 2. ^lius Aristide, 0pp., II, p. 402 et suiv., Dindorf.

(An IG'il MARC-AURÈLE. lli

les chimères qu'on lui dit avec assurance el con- viction.

En ce qui concerne Tatien, le bon sens eut, du moins, sa revanche. Ce Lamennais du if siècle suivit, à beaucoup d'égards, la ligne du Lamennais de notre temps. L'exagération d'esprit et l'espèce de sauvagerie qui nous choquent dans son Discours, le jetèrent hors de l'Église orthodoxe. Ces apologistes à outrance deviennent presque toujours des embar- ras pour la cause qu'ils ont défendue.

Déjà, dans le discours contre les Grecs, Tatien est médiocrement orthodoxe. Gomme Apelle, il croit que Dieu, absolu en soi, produit le Verbe, qui crée la matière et produit le monde \ Comme Justin % il professe que l'âme est un agrégat d'éléments; que, par son essence, elle est mortelle et ténébreuse ; que c'est uniquement par son union avec l'Esprit Saint quelle devient lumineuse et immortelle'. Puis son caractère fanatique le jeta dans les excès d'un rigo- risme contre nature. Par le genre de ses erreurs et par son style, à la fois spirituel et grossier, Talien devait être le prototype de Tertullien. 11 écrivait avec l'abondance et l'entraînement d'un esprit sincère,

4. Adv. Gr., 3.

2. Justin, Dial., 5.

3. Adv. Gr., 7, 8, 13, '5.

112 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 164]

mais peu éclairé'. Plus exalté que Justin et moins réglé par la discipline, il ne sut pas, comme celui-ci, concilier sa liberté avec les exigences de tous. Tant que vécut son maître, il fréquenta l'Eglise, et l'Église le maintint. Après le martyre de Justin, il vécut isolé, sans rapports avec les fidèles, comme une sorte de chrétien indépend:int, faisant bande à part. Le désir d'avoir une école à lui l'égara, selon Irénée*. Gequi le perdit, nous le croyons, ce fut bien plutôt le désir d'être seul.

4 . Eusèbe, IV, xxix, 7 ; saint Jérôme, De viris ill , 29. Cf. Tatien, Orat. adv. Gr., 45, 40, g. Irénée, I, xxvm, 4.

CHAPITRE VIÏ.

DECADENCE UU GNOSTICI'SME

Le christianisme, au moment nous sommes parvenus, est, si l'on peut s'exprimer ainsi, arrivé au complet épanouissement de sa jeunesse. La vie, chez lui, déborde, surabonde; nulle contradiction ne l'arrête; il a des représentants pour toutes les ten- dances, des avocats pour toutes les causes*. Le noyau de l'Église catholique et orthodoxe est déjà si fort, que toutes les fantaisies peuvent se dérouler à côté d'elle sans l'atteindre. En apparence, les sectes dévo- raient l'Église de Jésus; mais ces sectes restaient isolées, sans consistance, et disparaissaient, pour la plupart, après avoir satisfait un moment aux besoins du petit groupe qui les avait créées. Ce n'est pas que leur action fut stérile; les enseignements secrets, presque individuels, étaient au moment de leur plus

4. Justin, Dial, 35; Orig., Contre Celse, V, 65.

114 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165J

grande vogue. Les hérésies triomphaient presque toujours par leur condamnation même. Le gnosti- cisme en particulier était chassé de l'Eglise, et il élait partout; l'Église orthodoxe, en le frappant d'ana- thème, s'en imprégnait. Chez les judéo-chrétiens, ébionites, esséniens, il coulait à pleins bords.

Quand une religion commence à compter un grand nombre de partisans, elle perd pour un temps quelques-uns des avantages qui avaient contribué à la fonder ; car l'homme se plaît bien plus et trouve plus de consolations dans la petite coterie que dans l'Église nombreuse, oii l'on ne se connaît pas. Gomme la puis- sance publique ne mettait pas sa force au service de l'Église orthodoxe, la situation religieuse était celle que présentent maintenant l'Angleterre et l'Amé- rique. Les chapelles, si l'on peut s'exprimer ainsi, se multipliaient de toutes parts. Les chefs de secte lut- taient de séduction sur les fidèles, comme font de nos jours les prédicateurs méthodistes, les innombrables dissenters des pays libres. Les fidèles étaient une sorte de curée que s'arrachaient d'avides sectaires, plus semblables à des chiens afïamés qu'à des pas- teurs. Les femmes surtout étaient la proie convoitée ; quand elles étaient veuves et en possession de leurs biens, elles ne manquaient pas d'être entourées de jeunes et habiles directeurs, qui renchérissaient de

[An IGiiJ MARC-AURÈLE. 11&

mollesse et de complaisance pour accaparer des cures d'âmes fructueuses et douces à la fois.

Les docteurs gnosliques avaient, dans cette chasse aux âmes, de grands avantages. Affectant une plus haute culture intellectuelle et des mœurs moins ri- gides, ils trouvaient une clientèle assurée dans les classes riches, qui éprouvaient le désir de se distinguer et d'échapper à la discipline commune, faite pour des pauvres*. Les rapports avec les païens, et les per- pétuelles contraventions de police qu'un membre de l'Église était amené à commettre, contraventions qui l'exposaient sans cesse au martyre, devenaient des difficultés capitales pour un chrétien occupant une certaine position sociale. Loin de pousser au mar- tyre, les gnosliques fournissaient des moyens de l'éviter. Basilide, Héracléon protestaient contre les honneurs immodérés rendus aux martyrs ; les valen- tiniens allaient plus loin : dans les moments de vive persécution, ils conseillaient de renier la foi, allé- guant que Dieu n'exige pas de ses adorateurs le sacrifice de la vie, et qu'il importe de le confesser moins devant les hommes que devant les éons -.

Ils n'exerçaient pas moins de séductions parmi

\. Voir l'Église chrétiemie, p. UO, 141, IGS. 393, 394, et ci-dessus, p. 99 et suiv.

2. Tcrtuliien, Scorpiace, 1, 10.

tl6 ORIGINES DU CHRISTUNISME. [An 1G5J

les femmes riches, à qui leur indépendance inspirait le désir d'un rôle personnel. L'Église orthodoxe sui- vait la règle sévère tracée par saint Paul, laquelle interdisait toute participation de la femme aux exer- cices de l'Église ^ Dans ces petites sectes, au con- traire, la femme baptisait, officiait, présidait à la liturgie, prophétisait. Aussi opposés que possible de mœurs et d'esprit, les gnostiques et les montanistes avaient cela de commun, que, à côté de tous leurs docteurs, on trouve une femme prophétesse : Hé- lène à côté de Simon, Philumène à côté d'Apelle% Priscille et Maximille à côté de Montan, tout un cor- tège de femmes autour de Markos'' et de Marcion*. La fable et la calomnie s'emparèrent d'une circon- stance qui prêtait au malentendu. Plusieurs de ces créatures peuvent n'être que des allégories sans réa- lité ou des inventions des orthodoxes. Mais sûrement l'attitude modeste que l'Église catholique imposa toujours aux femmes, et qui devint la cause de leur ennoblissement, ne fut guère observée dans ces pe- tites sectes, assujetties à une règle moins rigoureuse

1. Tertuli., De bapt.,M.

2. Apelles lapsus infeminatn. Tertullien, Deprœscr., 30.

3. Irénée, I, xiii.

4. Ex mis suis sanciioribus femiiiis. Tertullien, Ad^arsus Marcionem, V, 8.

[An] 1G5] MARC-AURÈLE. 117

et peu habituées, malgré leur apparente sainteté, à pratiquer la vraie piété, qui est l'abnégation.

Les trois grands systèmes de philosophie chré- tienne qui avaient paru sous Adrien, celui de Valen- tin, celui de Basilide, celui de Saturnin, se dévelop- paient sans s'améliorer beaucoup. Les chefs de ces enseignements vivaient encore ^ ou avaient trouvé des successeurs. Valentin-, quoique trois fois chassé de l'Église, était fort entouré. Il quitta Rome pour re- tourner en Orient; mais sa secte continua de fleurir dans la capitale'. Il mourut vers l'an 160, dans l'île de Chypre*. Ses disciples remplissaient le monde*. On distinguait la doctrine d'Orient et celle d'Italie. Les chefs de celle-ci étaient Ptolémée et Héracléon; Secundus et Théodote d'abord, puis Axionicus et Bardesane dirigèrent la branche dite orientale ". L'école valentinienne était de beaucoup la plus sé-

i. Clém. d'Alex,, Slrom., VII, 17.

2. Tertullien, In. Val.Jt- Prœscr., 30.

3. Justin, Dial., 35; Irénée, III, m, 4.

4. Irénée, I, proœm., 2; III, iv, 3; Clém. d'Alex,, Sfrow., \il, 17; Tert., Adi\ Marc.,l, 19 ; Prœscr.,2,()\ Eus, (saint Jér.), Chron., à l'an 6 d'Ant.; Épiph,, Hœr., xxxi, 7; Philastre, c. 8. Cf. Tillemont, Méin.^ II, p. 603 et suiv.; Lipsius. Die Qttellen der œlt. Kelz., p. 256-258.

5. Tert., In. Val., ch, 1 .

6. Irénée, I, xi, 2; Tert., In. Val.. 4, 19, 20; Prœscr., [49]; Pkdosoph., VI, 35, 38; VII, 31; Épiph., Uœr., xxxii, 1, 3, 4;

118 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165]

rieuse et la plus chrétienne de toutes celles que com- prenait le nom général de gnostiques. Héracléon * et Ptolémée* furent de savants exégètes des épîtres de Paul et de TÉvangile dit de Jean. Héracléon, en particulier, fut un vrai docteur chrétien, dont Clé- ment d'Alexandrie et Origène profitèrent beaucoup. Clément nous a conservé de lui une page belle et sensée sur le martyre. Les écrits de Théodote étaient aussi habituellement entre les mains de Clément, et des extraits paraissent nous en être parvenus dans la grande masse de notes que s'était faite le laborieux Stromatiste'.

A beaucoup d'égards, les valentiniens pouvaient passer pour des chrétiens éclairés et modérés ; mais il y avait au fond de leur modération un principe d'orgueil.

Théodoret, Hœr. fab., I, ch. 8; Pseudo-Aug., Hœr., 11,12 [Cor- pus hœreseohgicum d'Œhler, 1. 1"). Notez le titre des Excerpla, a la suite des OEuvres de Clément, Èx twv ©eoS'&tûu xal rfi; àvaToXix»;; xaXcuu.£vY;; JiJacrxaXîaç. Il y a de la contradiction entre ces diffé- rents textes sur le sens du mot « école orientale ».

1. Clément d'Alex., Slrom., IV, ch. 9; Origène, In Joh., très souvent; Épiph., Hœr., xxxvi. Il lisait les Cérygmes de Pierre. Orig., In Joh., t. XIII, p. 226, édit. Delarue.

2. Épiph., XXXIII ; anaceph., p. 1124; Irénée, Iproœm., 2.

3. Voir les extraits Èx twv ©eoS'otou et les Èx tûv TrpoœïiTixûv èxXo-yat (notez, dans ce dernier ouvrage, les .^§ 26, 56). Cf. Théo- doret, Hœret. fab., 1. l, c. 8. Sur Drosérius et les drosériens, voir le dialogue De recta in Deum jide, dans Origène, I, Delarue p. 834, 840; Macarius Magnes, IV, 15, p. 184.

[An 165] MARC-AURÈLE. 119

L'Église n'était, à leurs yeux, dépositaire que d'un minimum de vérité, strictement suffisant à l'iiomme ordinaire \ Eux seuls savaient le fond des choses. Sous prétexte qu'ils faisaient partie des psychiques et ne pouvaient manquer d'être sauvés, ils se don- naient des libertés inouïes*, mangeaient de tout sans distinction, allaient aux fêtes païennes et même aux spectacles les plus cruels, fuyaient la persécution et parlaient contre le martyre ^ C'étaient des gens du monde, libres de mœurs et de propos, traitant de pruderie et de bigoterie la réserve extrême des ca- tholiques, qui craignaient jusqu'à une parole légère, jusqu'à une pensée indiscrète *. La direction des femmes, dans de telles conditions, offrait beaucoup de dangers. Quelques-uns de ces pasteurs valentiniens étaient de manifestes séducteurs; d'autres affectaient la modestie; « mais bientôt, dit Irénée, la sœur de- venait enceinte du frère » '\ Ils s'attribuaient l'intel- ligence supérieure et laissaient aux simples fidèles la foi, « ce qui est bien différent n^. Leur exégèse

1. Pisiis Sopliia, dans les Comptes rendus de l'Acad. des inscr., 1872, p. 333, 334 (noie de M. Revillout).

2. Irénée, I, vi; Origène, In Ezech., hom. ïii, 4.

3. Tertullion, InVal., c. 30; Scorp., c. 1 et 40; Origène, l. c.

4. Irénée, I, vi. o. Jbid., î, VI, 3.

6. Clém. d'Alex., Strom., II, ch. 2, 6. Ce n'est probablear;nt

120 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165]

était savante, mais peu assurée. Quand on les pres- sait avec des textes de l'Écriture, ils disaient que l'Écriture avait été corrompue. Quand la tradition apostolique leur était contraire, ils n'hésitaient pas non plus à la rejeter ^ Ils avaient, paraît-il, un Évangile qu'ils appelaient V Évangile de la vérité^. Ils ignoraient en réalité T'Évangile du Christ. Ils sub- stituaient au salut par la foi ou par les œuvres un salut par la gnose, c'est-à-dire par la connaissance d'une prétendue vérité. Si une pareille tendance avait prévalu, le christianisme eût cessé d'être un fait moral pour devenir une cosmogonie et une métaphy- sique sans influence sur la marche générale de l'hu- manité.

Ce n'est jamais impunément, d'ailleurs, qu'on fait miroiter aux yeux du peuple des formules abstruses, dont on se réserve le sens. Un seul livre valentinien ■nous est resté, « La Fidèle sagesse' »; et il montre

que plus tard qu'ils eurent des vierges, comme les marcionites. Ils arrivèrent même, dit-on, à condamner le mariage. Jean Chrys., De virg., eh. 3, 6.

1. Irénée,I,proœm.; III, ii et xv; TertuUien, Prœscr.^ 38, [49]; Orig., Contre Celse, II, 27.

2. Irénée, IH, xi, 9.

3. On en a la traduction copie. Pislis (lisez Pislé?) Sophia,

opus gnosticum Valentino adjtidicatum vertit Schwartze,

edidit Petermann. Berlin, 1851. Cf. Journal asial., mai 1847, et Comptes rendus de l'Académie des inscr., \ 872, p. 333 et suiv.

fAnl65] MARC-AURlîLE. 121

à quel degré d'extravagance en venaient des spécula- tions, assez belles dans la pensée de leurs auteurs, quand elles tombaient en des esprits puérils. Jésus, après sa résurrection, est censé passer onze ans sur la terre pour enseigner à ses disciples les plus hautes vérités. Il leur raconte^ l'histoire de Pisté Sophia, comment celle-ci, entraînée par son désir imprudent de saisir la lumière, qu'elle a entrevue dans le loin- tain, était tombée dans le chaos matériel; comment eiîe fut longtemps persécutée par les autres éons, qui lui refusaient son rang; comment enfin elle traversa une série d'épreuves et de repentances, jusqu'à ce qu'un envoyé céleste, Jésus, descendît pour elle de la région lumineuse. Sophia est sauvée pour avoir cru à ce sauveur avant de l'avoir vu. Tout cela est exprimé dans un style prolixe, avec les procédés fatigants d'amplification et d'hyper- bole des Évangiles apocryphes. Marie, Pierre, Ma- deleine, Marthe, Jean Parthénos et les différents

L'ouvrage est peut-être identique aux o Petites interrogations do Marie », dont Épiphane parle comme d'un ouvrage gnoslique. Voyez VÉgl. chrét., p. 528. La Pisté Sophia consiste, en effet, pour la plus grande partie, en interrogations adressées par Marie à Jésus. D'autre part, les Psaumes de Valentin (Tertull., De carne Chrisli, M, 20) pourraien être les psaumes (p.evâvoiai) que l'auteur met dans la bouche de Pistis Sophia. (Schwartze, p. 33, 39, 61, etc.). 4. P. SOetsuiv.

122 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165]

personnages évangéliques jouent un rôle presque ridicule*. Mais les personnes qui trouvaient de la sécheresse dans le cercle assez restreint des Écri- tures juives et judéo-chrétiennes, prenaient du plaisir à ces rêves, et plusieurs avaient à de telles lec- tures l'occasion de connaître Christ. Les formes mys- térieuses de la secte, reposant avant tout sur l'ensei- gnement oral, et ses degrés successifs d'initiation fascinaient les imaginations et faisaient tenir extrê- mement aux révélations qu'on avait obtenues à la suite de tant d'épreuves". Après Marcion, Valentin était de beaucoup l'hérétique dont les collèges étaient le plus fréquentés'. Bardesane, à Edesse, réussit, en s'inspirant de lui, à créer une large et libérale école d'enseignement chrétien, comme on n'en avait pas encore vu. Nous parlerons plus tard* de ce phéno- mène singulier.

Saturnin comptait toujours de nombreux dis- ciples'. Basilide avait pour continuateur son filslsi-

4. Les rédacteurs évangéliques y sont MaUhieu, Philippe et Thomas (p. 47 et 48 de la traduction de Schwartze).

2. Tertullien, Adv. Val., c. 1 ; Pislé Sophia, dans les Comptes rendus de VAcad., 4872, p. 338 et suiv.

3. a Valentiniani frequentissiraum plane collegium inter haereti- cos. » Tertullien, l. c.

4. V. ci-après, p. 436 et suiv., 458 et suiv.

5. Justin, Dial., 35.

[An 1G5J MARG-AURÈLE. 123

dore. Il s'opérait, du reste, dans ce monde do sectes, des fusions et des séparations qui n'avaient souvent pour mobile que la vanité des chefs*. Loin de s'épu- rer et de se prêter aux exigences de la vie pratique, les systèmes gnostiques devenaient chaque jour plus creux, plus compliqués, plus chimériques. Chacun voulait être fondateur d'école, avoir une Eglise avec ses profits; pour cela, une nuée de docteurs, les moins chrétiens des hommes, cherchaient à se sur- passer les uns les autres, et ajoutaient quelque bi- zarrerie aux bizarreries de leurs devanciers *.

L'école de Garpocrate offrait un incroyable mélange d'aberrations et de fine critique. On parlait, comme d'un miracle de savoir et d'éloquence, du fils de Gar- pocrate, nommé Épiphane % sorte d'enfant prodige qui mourut à dix-sept ans, après avoir étonné ceux qui le connurent par sa science des lettres grecques et surtout par la connaissance qu'il avait de la phi- losophie de Platon. Il paraît qu'on lui éleva un temple et des autels à Samé, dans l'île de Gépha- lonie ; une académie fut érigée en son nom ; on célé-

1. Épiph., Hœr., XXXII, 1, 3, 4.

2. Irénée, I, ch. 15.

3. Clémenl d'Alex., Strom.,\l\, 2; Philosopha VI, 38; Épiph. Hœr., XXXII, 3, 4; Théodoret, Hœr. fab., 1, 5; Philastre, 57 Pseudo-Aug., 7. Cf. Tertullien, De anima., c. 35.

l'24 ORIGINES DU CHB ISTIANISME. [An 165]

brait sa fête comme l'apothéose d'un dieu, par des sacrifices, des festins, des hymnes. Son hvre « Sur la justice » fut très vanté ; ce qui nous en a été con- servé est d'une dialectique sophistique et serrée, qui rappelle Proudhon et les socialistes de nos jours. Dieu, disait Épiphane, est juste et bon; car la na- ture est égalitaire^ La lumière est égale pour tous; le ciel, le même pour tous; le soleil ne distingue ni pauvres ni riches, ni mâles ni femelles, ni hommes libres ni esclaves. Personne ne peut prendre à l'autre sa part de soleil pour doubler la sienne ; or c'est le soleil qui fait pousser la nourriture de tous. La na- ture, en d'autres termes, oiïre à tous une égale ma- tière de bonheur. Ce sont les lois humaines qui, vio- lant les lois divines, ont introduit le mal, la distinc- tion du mien et du tien, l'inégalité, l'antagonisme. Appliquant ces principes au mariage, Épiphane en niait la justice et la nécessité. Les désirs que nous tenons de la nature sont nos droits, et aucune insti- tution n'y saurait mettre des limites.

Épiphane, à vrai dire, est moins un chrétien qu'un utopiste. L'idée de la justice absolue l'égaré. En face du monde inférieur, il rêve un monde par- fait, vrai monde de Dieu, un monde fondé sur la

4. Fragment dans Clément d'Alex., Strom., III, 2.

An 165] MARC-AURÈLE. 125

doctrine des sages, Pythagore, Platon, Jésus, régneraient l'égalité et, par conséquent, la commu- nauté de toute chose *. Son tort fut de croire qu'un tel monde peut avoir sa place dans la réalité. Égaré par la République de Platon, qu'il prenait au sérieux, il versa dans les plus tristes sophismes, et, quoiqu'il faille sans doute beaucoup rabattre des calomnies banales que l'on racontait sur ces festins où, les lumières éteintes, les convives se livraient à une odieuse promiscuité, il est difficile de ne pas admettre qu'il se produisit de ce côté d'étranges folies. Une certaine Marcelline, qui vint à Rome sous Anicet, adorait les images de Jésus-Christ, de Pythagore, de Platon et d'Aristote, et leur offrait un culte*. Prodicus et ses disciples, nommés aussi adamites, prétendaient renouveler les joies du paradis terrestre par des pratiques fort éloignées de l'innocence pri- mitive. Leur Église s'appelait le Paradis; ils la chauf- faient et s'y tenaient nus. Avec cela, ils s'appelaient les continents et avaient la prétention de vivre dans une entière virginité'. Au nom d'une sorte de droit

4 . Kcivtovî» à:TixvT(i)v [aet' î(idtY,Tcç.

2. Irénée, I, ch. xxv, 6; Pseudo-Aug., 7; Celse dans Origène, Contre Celse, V, 62.

3. Clém. d'Alex., Strom., I, ch. 15; III, ch. 4; VU, ch. 7; Tert., Adv. Prax.,'à\ Origène, De oralione, 5; Épiphane, Hcer.^ m; Théodoret, Ilœr.fab., I, 6; Pseudo-Aug., 31.

126 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165)

naturel et divin, toutes ces sectes, prodiciens, enty- chites, adamites- niaient la valeur des lois établies, qu'ils qualifiaient de règles arbitraires et de préten- dues lois^

Les nombreuses conversions de païens qui avaient lieu entraînaient ces sortes de scandales. On entrait dans l'Église, attiré par un certain parfum de pureté morale; mais on ne devenait pas pour cela un saint. Un peintre d'un certain talent, nommé Hermogène, se fit ainsi chrétien, mais sans renoncer à la liberté de ses pinceaux, ni à son goût pour les femmes, ni à ses souvenirs de philosophie grecque, qu'il amal- gamait tant bien que mal avec le dogme chrétien. Il admettait une matière première, servant desubstra- tum à toutes les œuvres de Dieu et cause des défec- tuosités inhérentes à la création. On lui prêta des bizarreries, et les rigoristes tels que Tertullien le trai- tèrent avec une extrême brutalité ^

Les hérésies dont nous venons de parler étaient toutes helléniques. C'était la philosophie grecque, surtout celle de Platon, qui en était l'origine.

2. Eusèbe, IV, xxn% 4 ; Clém. d'Alex., Ed. ex scri^i^.proph., £6; Tertullien, traité In Hennogenem entier; Prœscr.,30; De monog., 46; De anima, 1,4; Théodoret, I, 19; Philastre, 53; Pseudo-Aug., 41.

[AnlCôj MARC-AUUÈLE. 127

MarkosS dont les disciples s'appelaient marko- siens-, sortit, au contraire, de l'école de Basilide. Les formules sur la tétrade^ qu'il prétendait iui avoir été révélées par une femme céleste, qui n'était autre que Sigé elle-même, eussent été inoffensives s'il n'y eût joint la magie, des prestiges de thaumaturge, des philtres, des arts coupables pour séduire les femmes. Il inventa des sacrements particuliers, des rites, des onctions et surtout une sorte de messe à son usage, qui pouvait être assez imposante, quoiqu'il s'y mêlât des tours de passe-passe analogues aux miracles de saint Janvier. Il prétendait, par la vertu d'une cer- taine formule, changer réellement l'eau en sang dans le calice. Au moyen d'une poudre, il donnait à l'eau une couleur rougeâtre. Il faisait faire la consécra- tion par une femme sur un petit calice ; puis il ver- sait l'eau du petit calice dans un plus grand qu'il

1. Saint Justin, Dial., 35 (douteux); Canon de Muratori, igné 82 (douteux); Irénée, I, ch. 43 et suivants; Tertullien (ut îeilVLT), Prœscr., 30; Pseudo-Aug., 44; Èpïph., Hœr., xxxiv; Tliéodoret, I, 44 ; Philosoph., VI, 39 el suiv. Les archontiques d'Épiphane et de ïiiéodoret sont une branche des markosiens. Le livre des Mystères des lettres grecques, conservé en copte, paraît un traité marlcosien.

2. Cette dérivation irrégulière vient peut-être d'une forme fémitique markosi (comme épicurosi, boèthusi, etc.). Opposez Mapxiavcî dans saint Justin [DiaL, 35, édit. Ollo).

128 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 1Gb]

tenait, en prononçant ces paroles : « Que la grâce infinie et ineffable qui est avant toute chose rem- plisse ton être intérieur et augmente en toi sa gnose, répandant le grain de sénevé en bonne terre. » Le liquide se dilatait alors, sans doute par suite de quelque réaction chimique, et débordait de la grande coupe. La pauvre femme était stupéfaite, et tous étaient frappés d'admiration ^

L'Église de Markos n'était pas seulement un nid d'impostures. Elle passa aussi pour une école de dé- bauche et de secrètes infamies. On s'exagéra peul- être ce caractère parce que, dans le culte markosien, les femmes pontifiaient, offraient l'Eucharistie. Plu- sieurs dames chrétiennes, dit-on, se laissèrent sé- duire; elles entraient sous la direction du sophiste et n'en sortaient que baignées de larmes. Markos flattait leur vanité, leur tenait un langage d'une mys- ticité équivoque, triomphait de leur timidité, leur apprenait à prophétiser, abusait d'elles; puis, quand elles étaient fatiguées, ruinées, elles revenaient à l'Église, confessaient leur faute et se vouaient à la pénitence, pleurant et gémissant du malheur qui leur était arrivée L'épidémie de Markos désolait princi- palement les Églises d'Asie. L'espèce de courant qui

i . Philos., VI, 40.

2. Irénée, 1, c. xiii. Comp. I, vi, 3.

[An 105] MARC-AURÈLE. 129

existait entre l'Asie et Lyon amena cet homme dan- gereux sur les bords du Rhône \ Nous l'y verrons faire beaucoup de dupes; d'affreux scandales écla- teront à son arrivée dans cette Eglise de saints.

Golarbase, selon certains récits, se rapprochait beaucoup de Markos * ; mais on doute si c'est le nom d'un personnage Téel. On l'explique par Col arba ou Qôl arba, expression sémitique de la tétrade markosienne. Le secret de ces énigmes bizarres nous échappera probablement toujours.

1. Irénée, I, xiii, 5, 7. Voir ci-après, p. 292, note.

2. Irénée, I, ch. xii; Tert. (utfertur), Prœscr., LiO ; Théo- dore i, I, 12; Épiph., XXXV, 4; P.^oudo-Aug., i5; Philosopk,, IV, 13; VI, 5, 55.

CHAPITRE VIIÎ.

LE SYNCUETISME ORIENTAL. L li: S OPIIITKS. FUTURE APPARITION DU MANICHÉISME.

Nous sortirions ài8.%rre cadre en suivant l'his- toire de ces chimères au siècle. Dans le monde grec et latin, le gnosticisme avait été une mode; il disparut comme tel assez rapidement. Les choses se passèrent autrement en Orient. Le gnosticisme prit une seconde vie, bien plus brillante et plus compré- hensive que la première, par l'éclectisme de Barde- sane, bien plus durable, par le manichéisme. Déjà, dès le 11* siècle, les antitactes d'Alexandrie sont de véritables dualistes, attribuant les origines du bien et du mal à deux dieux différents ^ Le manichéisme ira plus loin; trois cent cinquante ans avant Mahomet, le génie de la Perse réalise déjà ce que réalisera bien plus puissamment le génie de l'Arabie, une religion

1. Clémenc d'Alex., Slrom., III, ch. 4; Tliéodoret, Hœret- fab.,l, 4 6.

[An 165] MAUC-AURÈLE. 131

aspirant à devenir universelle el à remplacer l'œuvre de Jésus, présentée comme imparfaite ou comme corrompue par ses disciples.

L'immense confusion d'idées qui régnait en Orient amenait un syncrétisme général des plus étranges. Des petites secte.s mystiques d'Egypte, de Syrie, de Phrygic, de Babylonie, profitant d'apparentes res- semblances, prétendaient s'adjoindre au corps de l'Église et parfois étaient accueillies. Toutes les re- ligions de l'antiquité semblaient ressusciter pour venir au-devant de Jésus et l'adopter comme un de leurs adeptes. Les cosmogonies de l'Assyrie, de la Phénicie, de l'Egypte, les doctrines des mystères d'Adonis, d'Osiris, d'Isis, de la grande déesse de Phrygie, faisaient invasion dans l'Église et conti- nuaient ce qu'on peut appeler la branche orientale, à peine chrétienne, du gnosticisme. Tantôt Jéhovah, le dieu des Juifs, était identifié avec le démiurge assyro-phénicien laldebaoth^ , « le fils du chaos»'. D'autres fois, le vieil lAH assyrien, qui olTre avec Jéhovah d'étranges signes de parenté, était mis en

i. Irénce, I, xxx, 5 et suiv. ; Orig., Contre Celse, VI, 34; Épiph. Hœr., xxvi, 10; xxx vu, 3 et suiv,

2. 'l"2 ib'». Voir Mém. sur Sanch., dans les Mém. Je l'Acad. des inscr., t. XXIII, deuxième partie, p. 236 et suiv., 312; F. Lenormant, Bérose, p. 126, 127; Baudissin, Siud. zur semit. Religionscjeschichle, I, p. 19i, 193.

132 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165]

vogue * et rapproché de son quasi-homonyme d'une façon le mirage n'est pas facile à discerner de la réalité \

Les sectes ophioiâtres, si nombreuses dans l'an- tiquité, se prêtaient surtout à ces folles associations. Sous le nom de nahassiens^ ou d'ophites* se grou- pèrent quelques païens adorateurs du serpent, à qui il convint à certain jour de s'appeler chrétiens ^ C'est d'Assyrie que vint, ce semble, le germe de cette Église bizarre ^ ; mais l'Egypte ', la Phrygie% la Phé- nicie% les mystères orphiques*" y eurent leur part. Gomme Alexandre d'Abonotique , prôneur de son dieu-serpent Glycon, les ophites avaient des serpents

1. Irénée, I, xxx, 5, 40; Orig., Contre Celsc, VI, 31, 32 j Épiplî., Hœr., xxvi, 40; Pisté Sophia, p. 223, 234 (trad.).

2. Voir Baudissin, Stud.j I, p. 479 et suiv.

3. Nahas, en hébreu, veut dire « serpent ».

4. Voir surtout les Philosophum. , livre V; Épiph., Ilœr., xxxvii ; Irénée, I, xxx; Théodoret, I, 44; Pseudo-Aug., 17; TertuUien, Prœscr.,c. [47]; Philastre, ch. 4.

5. La plupart des sectes ophioiâtres restèrent ennemies du christianisme. Voir Orig., Co7îire Celse, III, 43; VI, 24; Philastre, De hœr., c. 4 .

"». Philos., V, 4 et suiv.

7. Culte de Kneph ou agalhodémon.

8. Actes de saint Philippe, dans Tischendorf, Acta apost apocr., p. 75, 77.

9. Sanchoniathon, p. 48 (Orelli).

10. L'œuf symbolique, le serpent.

(AnlGS] MARC-AUKÊLE. 133

apprivoisés (agalhodémons) qu'ils tenaient dans des cages; au moment de célébrer les mys\^.res, ils ou- vraient la porte au petit dieu et l'appelaient. Le serpent venait, montait sur la table étaient les pains et s'entortillait à l'entour. L'Eucharistie parais- sait alors aux sectaires un sacrifice parfait. Ils rom- paient le pain, se le distribuaient, adoraient l'agatho- démon et offraient par lui, disaient-ils, un hymne de louange au Père céleste. Ils identifiaient parfois leur petit animal avec le Christ ou avec le serpent qui en- seigna aux hommes la science du bien et du mal.

Les théories des ophites sur l'Adamas, considéré comme unéon, et sur l'œuf du monde, rappellent les cosmogonies de Philon de Byblos et les symboles communs à tous les mystères de l'Orient*. Leurs rites avaient bien plus d'analogie avec les mystères de la Grande Déesse de Phrygie qu'avec les pures assem- blées des fidèles de Jésus. Ce qu'il y a de plus sin- gulier, c'est qu'ils avaient leur littérature chrétienne, leurs Évangiles, leurs traditions apocryphes, se rat- tachant à Jacques. Ils se servaient principalement de l'Évangile des Égyptiens et de celui de Thomas-. Leur christologie était celle de tous les gnostiques.

1. Mém. de L'Acadcjnie de. \iscriptio)is, t. XXIII, 2* partie, p. 241 et suiv.

2. Voir l'Église chrétienne^ p. 513 et suiv.

134 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165]

Jésus- Christ se composait pour eux de deux per- sonnes, Jésus et Christ, Jésus, fils de Marie, le plus juste, le plus sage et le plus pur des hommes, qui fut crucifié; Christ, éon céleste, qui vint s'unir à Jésus, le quitta avant la Passion, envoya du ciel une vertu qui fit ressusciter Jésus avec un corps spi- rituel, dans lequel il vécut dix-huit mois, donnant à un petit nombre de disciples élus un enseignement supérieur.

Sur ces confins perdus du christianisme, les dogmes les plus divers se mêlaient. La tolérance des gnostiques, leur prosélytisme ouvraient si larges les portes de l'Église que tout y passait. Des religions qui n'avaient rien de commun avec le christianisme, des cultes babyloniens, peut-être des rameaux du bouddhisme, furent classés et numérotés par les hérésiologues parmi les sectes chrétiennes. Tels fu- rent les baptistes ou sabiens, depuis désignés sous le nom de mendaïtes*, les pérates *, partisans d'une

i . Journ. asiat., nov.-déc. \ 853, p. 436, 437; août-sept, 1 855, p. 292-294. Voir aussi Siouffi, Relig. des Soubbas. Paris, 1880. Se rappeler que les Soubbas ou Sabiens sont probablement des elkasaïtes.

2. Clément d'Alex., Strom., VII, M\ Philosophumena, V, 42 et suiv.; X, 10; Théodoret, I, 17. Cf. Journal asiat,, nov.- déc. 1853, p. 436, 437. Ce nom paraît venir de ce que la secte naquit au delà de l'Euphrate. Cf. Gen., xiv, 15 (grec).

[An 165] MAUC-AURÈLE 135

cosmogonie moitié phénicienne, moitié assyrienne, vrai galimatias plus digne de Byblos, de Maboug ou de Babylone que de l'Église du Christ, et surtout les séthiens *, secte en réalité assyrienne, qui fleurit aussi en Egypte. Elle se rattachait par des calembours au patriarche Seth, père supposé d'une vaste littérature et par moments identifié avec Jésus-Christ lui-même. Les séthiens combinaient arbitrairement l'orphisme, le néo-phénicisme, les anciennes cosmogonies sémi- tiques, et retrouvaient le tout dans la Bible. Ils di- saient que la généalogie de la Genèse renfermait des vues sublimes, que les esprits vulgaires avaient ra- menées à de simples récits de famille*.

Un certain Justin % vers le même temps, dans un livre intitulé Bariich, transformait le judaïsme en une mythologie et ne laissait presque aucun rôle à Jésus. Des imaginations exubérantes, nourries d'intermi- nables cosmogonies et mises brusquement au ré- gime sévère de la littérature hébraïque et évangé- lique, ne pouvaient s'accommoder de tant de

\. Voir surtout Philos., V, 19 et suiv. ; Èpiphane, Hœr., XXVI, 7; XXIX, 5; Théodoret, Pseudo-Aug., Philastre; TertuUien, Prœscr., c 47. Cf. Mém. de l'Acad. des inscr., XXIV, T' partie, p. 166, Fabricius, Corf. /îseurf. vet. Test., I, UO, 143 et suiv.; II, 47 et suiv.

2. Épiph., Ilœr., xxxix. 9.

3. Philosoph., V, 23 ot suiv

136 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 1G51

simplicité. Elles gonflaient, si j'ose le dire, les récits historiques, légendaires ou évhéméristes de la Bible, pour les rapprocher du génie des fables grecques et orientales, auquel elles étaient habituées.

C'était, on le voit, tout le monde mythologique de Grèce et d'Orient qui s'introduisait subrepticement dans la religion de Jésus. Les hommes intelligents du monde gréco-oriental sentaient bien qu'un même esprit animait toutes les créations religieuses de l'hu- manité : on commençait à connaître le bouddhisme, et, quoiqu'on fût loin encore du temps la vie de Bouddha deviendrait une vie de saint chrétien \ on ne parlait de lui qu'avec respecta Le manichéisme ba- bylonien, qui représente au iip siècle une continuation du gnosticisme, est fortement empreint de boud- dhisme'. Mais la tentative d'introduire toute cette mythologie panthéiste dans le cadre d'une religion sémitique était condamnée d'avance. Philon le juif.

1. Vie des saints Josaphat et Barlaam.

2. Cf. Clémenl d'Alex., Slrom., I, 15; Bardesane, De falo, p. 16-19 (Cureton) ; Porpliyre, De abslin., IV, 17.

3. Scylhianus=Gakya ; Boudasf=Bodhisatva. Voir Hist. gén. des langues sémil., '1" édit., p. 250,251, noie; Journal asial., fév.-mars 1856, p. 255, 256; Métn. de VAcad. des inscr., t. XVIII, partie, p. 90, 91; Lassen, Ind. Alt., III, p. 397 et suiv. ; Wcber, Ind. Skizzcn, G3, G4, 91, 92. Les Acles de saint Thomas ressemblent singulièrement à un soutra bouddhique.

[An 165] MAKC-AURELE. 137

les Épîlrcs aux Colossicus et aux Ephésiens, les écrils pseudo-johanniques avaient été sous ce rapport aussi loin que possible. Les gnostiques faussaient le droit sens de tous les mots en se prétendant chrétiens. L'essence de l'œuvre de Jésus, c'était l'amélioration du cœur. Or ces spéculations creuses renfermaient tout au monde, excepté du bon sens et de ]a bonne morale. Même en tenant pour des calomnies ce que l'on racontait de leurs promiscuités et de leurs habi- tudes licencieuses', on ne peut douter que les sectes dont nous parlons n'aient eu en commun une fâcheuse tendance à l'indilTérence morale, un quiélisme dan- gereux, un manque de générosité qui leur faisait proclamer l'inutilité du martyre ^ Leur docétisme obstiné % leur système sur l'attribution des deux Testaments à deux dieux différents*, leur opposition au mariage*, leur négation de la résurrection et du

1. Épiph., XXVI, 3,4, 11.

2. Tertullien, Scorp., 1, 15; saint Jérôme, Jn Vigil., c. 3.

3. Irénée, III, xi, 3; Clém. d'Alex., Siro/;i., III, c. -ISetsuiv.; VIT, ch. 17; Philos., Vill, 1 et suiv. Oiig., Co7are CeUe, II, 43; Épiph., XXVI, 10; saint Jérôme, In lucif., 8; Thcodorel, IJœr. fab., proœm. et I. V, c. 12; Tertullien, De carne Chrisli, ch. 1; Epîtres de saint Ignace.

4. Irénée, II, xxxv, 2 et suiv.; Épiph., xxvi. G, 11, 13; lettre de Ptolémée à Flora, dans Épiph., xxxiii, 3, 7.

5. Ol Tcù vs'jxou xaraTpEycvTe; y.a.1 tcù -^aac'j. Clém. d'Alex.,

Sirom., IV, is.

138 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165]

jugement S fermaient également devant eux les portes d'une Église la règle des chefs fut toujours une sorte de modération et d'opposition aux excès. La discipline ecclésiastique, représentée par l'épi- scopat, fut le rocher contre lequel ces tentatives dés- ordonnées vinrent toutes se briser.

On craindrait, en parlant plus longuement de pa- reilles sectes, d'avoir l'air de les prendre plus au sérieux qu'elles ne se prirent elles-mêmes. Qu'é- taient-ce que les phibionites, les barbélonites * ou borboriens, les stratiotiques ou militaires, les lévi- tiques, les coddiens^? Les Pères de l'Église sont unanimes pour verser sur toutes ces hérésies un ridicule qu'elles méritaient sans doute et une haine qu'elles ne méritaient peut-être pas. Il y avait en tout cela plus de charlatanisme que de méchanceté. Avec leurs mots hébreux souvent pris à contresens \ leurs formules magiques, plus tard leurs amu-

i. Épipli., XXVI, 15; Philaslre, c. 57.

2. Peut-être mbïî 2731i<a, èv -nz^dSi 6eo;.

3. Épiph., Hœr., xxvi, 3, 10; Philastre, c. 57; Théodoret, I, <3. C'étaient, ce semble, des ophites. Lipsius, Die QueUe?i der œlt. Ketz., p. 497-199, 223, note. Cf. Pislis Sophia, p. 233 (trad.); Matter, Hist. du gnost., pi. I. F, n" 4; expl., p. 28.

4. Irénée, I, xiv, xv, xvi, xxi, xxx, 5; Philosoph., V, 8, 26; Celse, dans Orig., Contre Celse,Yl, 31, 32; Épiph., Hœr., xxvi, 1 ; XXIX, 20; xxxvi; Pseudo-Aug., 16; Pistis Sophia, p. 223 et suiv. (trad.). Cf. Lucien, Alex., 13; Origène, Contre Celse, I, c. 22.

[An 165] MARC-AUUÈLE. 139

lettes et leurs abraxas*, les gnostiques de bas étage ne méritent que le mépris. Mais ce mépris ne doit pas rejaillir sur les grands hommes qui cherchèrent dans ce narcotique puissant le repos ou, si l'on veut, l'étourdissement de leur pensée. Valentin eut à sa manière du génie. Garpocrate et son fils Épiphane furent de brillants écrivains, gâtés par l'utopie et le paradoxe, mais parfois étonnants de profondeur. Le gnosticisme eut un rôle considérable dans l'œuvre de la propagande chrétienne. Souvent il fut la transi- tion par laquelle on passait du paganisme au christia- nisme'. Les prosélytes ainsi gagnés devenaient presque toujours orthodoxes; jamais ils ne retour- naient au paganisme.

C'est surtout l'Egypte qui garda de ces rites étranges une empreinte ineffaçable. L'Egypte n'avait pas eu de judéo-christianisme. Un fait remarquable, c'est la différence entre la littérature copte et les autres littératures chrétiennes de l'Orient. Tandis que la plupart des ouvrages judéo-chrétiens se retrouvent en syriaque, en arabe, en éthiopien, en arménien, le copte ne montre qu'un arrière- fonds gnostique, sans rien au delà. L'Egypte passa ainsi sans intermédiaire de l'illuminisme païen à l'illumi-

i. Voir ci-après, p. 442-144.

2. Exemple d'Ambroise, l'ami d'Origène : Eus., //. £.,VI, 18.

140 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (An 165]

nisme chrétien. Alexandrie presque tout entière fut convertie par les gnostiques. Clément d'Alexandrie est ce qu'on peut appeler un gnostique tempéré; il cite avec respect Héracléon comme un docteur faisant autorité à beaucoup d'égards; il emploie en bonne part le mok de gnostique et le fait synonyme de chré- tien^; il est loin, en tout cas, d'avoir contre les idées nouvelles la haine d'Irénée, de Tertullien, de l'auteur des Philosophumena. On peut dire que Clé- ment d'Alexandrie et Origène introduisirent dans la science chrétienne ce que la tentative trop hardie d'Héracléon et de Basilide avait d'acceptable. Mêlée intimement à tout le mouvement intellectuel d'Alexan- drie, la gnose eut une influence décisive sur le tour que prit au m** siècle la philosophie spéculative dans cette ville, devenue alors le centre de l'esprit hu- main. La conséquence de ces disputes sans fin fut la constitution d'une sorte d'académie chrétienne, d'une véritable école de saintes lettres et d'exégèse', qu'illustreront bientôt Pantaenus, Clément, Origène. Alexandrie devient chaque jour de plus en plus la capitale de la théologie chrétienne.

L'effet de la gnose sur l'école païenne d'Alexan- drie ne fut pas moindre. Ammoniu!^ Saccas, de

i. Slrom.,iy^ cil. 4, 26, et les livres \ et VU enùers. 2. Eusèbe, //. £., V, x, 1.

[An 165] MAnC-AURftLE. Jii

parents chrétiens % et Plotin, son disciple, en sont tout imprégnés. Les esprits les plus ouverts, tels que Numenius d'Apamée, entraient par cette voie dans la connaissance des doctrines juives et chrétiennes, jus- que-là si rare au sein du monde païen*. La philosophie alexandrine du iii% du iv% du V siècle est pleine de ce qu'on peut appeler l'esprit gnostique, et elle lègue à la philosophie arabe un germe de mysticisme, que celle-ci développera encore*. Le judaïsme, de son côté, subira les mêmes influences*. La Gabbale n'est pas autre chose que le gnosticisme des juifs. Les sephiroth sont les u perfections » de Valenlin. Le monothéisme, pour se créer une mythologie, n'a qu'un procédé, c'est d'animer les abstractions qu'il a coutume de ranger comme des attributs autour du trône de l'Éternel.

Le monde, fatigué d'un polythéisme épuisé, demandait à TGrient, et surtout à la Judée, des noms divins moins usés que ceux de la mythologie cou-

4. Porphyre, dans Eus., //. E., VI, xix, 7 (cf. 10, l'on remarquera !a confusion d'homonymes commise par Eusèbe).

2. Eus., Prœp. evang., IX, 7; XI, 10, 18, 22; Proclus, in Tim., 1. II, ch. 93.

3. Théorie des sphères (éons], dont la dernière, c'osl-à-dire la plus rapprochée de la terre, de laquelle dépend le gouverne- ment des choses humaines, est la moins relevée.

4. Les idées des Falaschas, juifs d'Abyssinie, sont fortement empreintes de gnosiirisma.

142 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165j

rante. Ces noms orientaux avaient plus d'emphase que les noms grecs, et on donnait une singulière raison de leur supériorité théurgique : c'est que la Divinité ayant été plus anciennement invoquée par les Orientaux que par les Grecs, les noms de la théo- logie orientale répondaient mieux que les noms hellé- niques à la nature des dieux et leur plaisaient da- vantage \ Les noms d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de Salomon passaient en Egypte pour des talismans de première force *. Des amulettes répondant à ce syncrétisme effréné couvraient tout le monde'. Les

4. Celse, dans Orig., VIII, 37; Jambliquo, De mysteriis, sect. VII, 4 et suiv., p. 256 et suiv., édit. Parlhey.

2. Origène, Co7itre Celse, I, 22 et suiv. Cf. IV, 33, 34; VI, 39. Comp. la pierre Vattier de Bourville, Revue arch.j 4 848, p. '1 53, 280 et suiv. Pour le nom de Moïse, voir Montfaucon, Ant. expL, II, II, pi. CLVi, bas. Comp. les papyrus de Berlin, i, ligne 219; ii, ligne 1 1 5, Parthey, dans les Mé?n. de i'Acad. de Berlin, -1 865 ' Comptes rendus de I'Acad. des inscr., -1880, p. 278.

3. Voir le papyrus Anastasi, 4073, maintenant à la Bibl. nat. {Notice de Fr. Leaormant, p. 87); les papyrus de Leyde, i, 383, 384 : Reuvens, Lell7'e à M. Letronne (Leyde, 1830); Lee- mans, Aegyplische Papyrus, Leyde, 1839, et t. II des Grieksche papyrussen van liet muséum te Leyden (cf. Anastasi, 4072), les papyrus de Berlin : Parthey, dans les Mé7n. de I'Acad. de Berlin, 1865, p. 409 et suiv. C'est à tort que l'on désigne ces mo- numents par le nom de gnosliques. Ils n'ont presque rien de chrétien (apparentes exceptions dans Chabouillet, Catalogue des camées, xi°^ 2169, 2476, 2220, 2222, 2223; dans Reuvens, Lettre à M. Letronne, p. 25), et les chrétiens, même gnostiques,

[An 165] M ARC- AU HÈLE. 143

mois lAtO, AACONAI, CABAOJ0, 6A(jJAI, et les for- mules hébraïques en caractères grecs s'y mêlaient à des symboles égyptiens et au sacramentel ABPACAZ, équivalent du nombre o65^ Tout cela est bien plus judéo-païen- que chrétien, et le gnosticisme repré- sentant dans le christianisme l'aversion contre Jého- vah poussée jusqu'au blasphème, il est tout à fait inexact de rapporter au gnosticisme ces monuments d'ineptie. Ils étaient l'ellet du tour général qu'a- vait pris la superstition du temps, et nous croyons qu'à l'époque nous sommes arrivés, les chré- tiens de toutes les sectes restaient indilî'érents à ces petits talismans. C'est à partir de la conversion en masse des païens, au iv* et au v* siècle, que les amulettes s'introduisent dans l'Église et que des

les auraient eus en horreur. Basilide adoptait Ahrasax (Irénée, 1, XXIV, 7) comme tant d'autres mots sacramentels ; mais rien de plus faux que d'appeler basilidiennes toutes les pierres on lit ABPACAE. lao n'est pas non plus une invention de Valentin (Irénée, I, iv, 4 ; comp., I, xxi, 3). Pas un texte des Pères de l'Église ne mentionne, chez les gnostiques, de pareils talismans. Il faut faire exception pour les ophitcs, qui ne sont vraiment pas chrétiens.

'1. Voir les Recueils de Jean L'Iïeureux (Macarius) ou Ghifîlet, Du Jlolinet, Monlfaucon, Caylus, Bellermann, Kopp, King, Matter, iJaudissin, Parthey, Frœhner, ChabouUlet. Cf. Bail, de la Soc. des anl. de Fr., 1859, p. 191 etsuiv.

2. Voir les classifications établies par M. de Baudissin, Slud. zwrsew. iîe/.^ p. 189 et suiv. «

144 ORIGINES DU CHRISTIANISME. f An 165]

mots et des symboles décidément chrétiens com- mencent à s'y rencontrer.

L'orthodoxie fut donc ingrate en ne reconnaissant pas les services que lui avaient rendus ces sectes indisciplinées. Dans le dogme, elles ne provoquèrent que de la réaction; mais leur rôle fut des plus con- sidérables dans la littérature chrétienne et dans les institutions liturgiques. On emprunte presque toujours beaucoup à ceux que l'on anathématise. Le premier christianisme, tout juif encore, était trop simple; ce furent les gnostiques qui en firent une religion. Les sacrements furent en grande partie leur créa- tion ; leurs onctions, surtout au lit de mort des ma- lades, produisaient une grande impression \ Le saint chrême, la confirmation (d'abord partie intégrante du baptême), l'attribution d'une force surnaturelle au signe de la croix, plusieurs autres éléments de la mystique chrétienne viennent d'eux'. Parti jeune et

i. Irénée, I, xxi, 3, 5, et la note do dom Massuet.

2. Celse, dansOrig., Contre Celse, NI, 39,40; Conslit. apost., VII, ch. 42-45; Recogn., I, 15. Voir surtout les Âcla sancl't Thomœ, § 26-27; Migne, Dicl. des apocr., col. 1027-1030,104'!; Sioutii, ouvr. cité, p. 80-84. Les fables sur « l'huile de la mi- séricorde » se rattachent au même fond gnostique. Légende de la pénitence d'Adam et de la Caverne des trésors; Éoang. de Nicod., 2" partie, ch. 3; Apoc. de Moïse, Tisch., Apoc. apocr., p. XI, o, 7. Cf. Hermns, simil- viii, Gebh. et Harn,, p. 186-187;

[An 165] MARC-ALRÊLE. 145

actif, les gnostiques écrivaient beaucoup, se lançaient hardiment dans l'apocryphe. Leurs livres, frappés d'abord de discrédit, finissaient par entrer dans la famille orthodoxe. L'Eglise acceptait bientôt ce qu'elle avait maudit d'abord. Une foule de croyances, de fêtes, de symboles d*origine gnostique devinrent ainsi des croyances, des fêtes, des symboles catho- liques. Marie, mère de Jésus, en particulier S dont l'Église orthodoxe se préoccupait très peu, dut à ces novateurs les premiers développements de son rôle presque divin. Les Évangiles apocryphes sont pour une bonne moitié au moins l'ouvrage des gnostiques. Or les Évangiles apocryphes ont élé la source d'un grand nombre de fêtes et ont fourni les sujets les plus aiïectionnés de l'art chrétien'. Les premières images chrétiennes, les premiers portraits du Christ furent gnostiques ^ L'Église strictement orthodoxe fût restée iconoclaste si l'hérésie ne l'eut pénétrée, ou plutôt n'eût exigé d'elle, pour les besoins de la concurrence, plus d'une concession aux faiblesses païennes.

noie de Cotelier sur Recogn., I, 45 ; l'inscription ci-après, p. 447.

1. Voir la Pislis Sophia, à chaque page, surtout p. 4 9,20, 39. L'exagération du culte de la Vierge est un fait avant tout syrien. Voir saint Éphrera, Carm. nisib., p. 29-30 (édit. Bickell).

2. Voir L'Église chrélienne, ch. xxvi.

3. Irénée, I, xxv, 6; Gelse, dans Orig,, VI, 30, 33, 34.

10

146 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165]

Ballotté tour à tour du génie à la folie, le gnos- ticisme défie tous les jugements absolus. Hegel et Swedenborg, Schelling et Cagliostro s'y coudoient. L'apparente frivolité de quelques-unes de ses théo- ries ne doit pas nous rebuter. Toute loi qui n'est pas l'expression pure de la science positive subit les caprices de la mode. Telle formule de Hegel qui a été à son heure la plus haute vue sur le monde fait maintenant sourire. Telle phrase en laquelle nous croyons résumer l'univers semblera un jour creuse ou fade. A tous ceux qui naufragent dans la mer de l'infini, il faut l'indulgence. Le bon sens, qui paraît au premier coup d'œil inconciliable avec les chimères des gnostiques, ne leur manqua pas autant qu'on pourrait le croire. Ils ne combattirent pas la société civile; ils ne recheichèrent pas le martyre et eurent en aversion les excès de zèle. Ils eurent la suprême sagesse, la tolérance, parfois même, qui le croirait? le scepticisme discret. Gomme toutes les formes religieuses, le gnosticisme améliora, consola, émut les âmes. Voici en quels termes une épitaphe valen- tinienne, trouvées ur la voie Latine % essaye de sonder l'abîme de la mort :

1. Civiltà catiolica, 1858, p. 357 et suiv.; Corpus inscr. gr., 9595 a.

(An IC.-)] MARC-AURÈLE. 147

Désireuse de voir la lumière du Père, compagne de mon sang, de mon lit,ô ma sage, parfumée, au bain sacré, de la myrrhe incorruptible et pure de Christob, tu t'es hâtée d'aller contempler les divins visages des éons, le grand Ange du grand conseil, le Fils véritable, pressée que tu étais de te coucher au lit nuptial, dans le sein paternel des éons.

Cette morte-ci n'eut pas le sort commun des humains. Elle est morte, et elle vit et voit réellement la kimière incorruptibb^. Aux yeux des vivants, elle est vivante ; ceux qui la croient morte sont les vrais morts. Terre, que veut dire ton étonnement devant cette nouvelle espèce de mânes? Que veut dire ta crainte ?

CHAPITRE IX

lUITE DU MAUCIONISME.

Excellent pour produire la consolation et l'édifi- cation individuelles, le gnosticisme était très faible 'Comme Église. Il ne pouvait en sortir ni presbytérat ni épiscopat ; des idées aussi désordonnées ne pro- duisaient que des conciliabules de dogmatiseurs. Marcion seul réussit à élever un édifice compact sur ce fond' fuyant. Il y eut une Eglise marcionite, fortement organisée. Sûrement cette Église fut enta- chée de quelque défaut grave, qui la fit mettre au ban de l'Église du Christ. Ce n'est pas sans raison que tous les fondateurs de l'épiscopat se réunissent en un sentiment commun, l'aversion contre Marcion. La métaphysique ne dominait pas assez ces sortes d'esprits pour qu'il n'y eût en cela, de leur part, qu'une simple haine théologique. Mais le temps est un bon juge ; le marcionisme dura. Il fut, ainsi que

(An 1C5] MARC-AURÈLE. 149

l'arianisme, une des grandes fractions du christia- nisme, et non, comme tant d'autres sectes, un mé- téore bizarre et passager.

Marcion, tout en restant fidèle à quelques i;)rin- cipes qui constituaient pour lui l'essence du christia- nisme, varia plus d'une fois dans sa théologie. Il semble qu'il n'imposait à ses disciples aucun sym- bole bien arrêté. Après sa mort, les divisions inté- rieures de la secte furent extrêmes ^ Potitus et Basilique restèrent fidèles au dualisme* ; Synérôs admit trois natures, sans qu'on sache au juste com- ment il s'exprimait ; Apelle revint décidément à la monarchie. Il avait d'abord été personnellement dis- ciple de Marcion; mais il était doué d'un esprit trop indépendant pour rester disciple ; il rompit avec son maître et quitta son Eglise. Ces ruptures étaient, hors de la communion catholique, des accidents qui arri- vaient tous les jours. Les ennemis d'Apelle essayè- rent de faire croire qu'il avait été chassé et que la cause de son excommunication fut une liberté de mœurs qui contrastait avec la sévérité du maître. On parla beaucoup d'une vierge Philumène, dont les séductions l'auraient entraîné à tous les égarements %

1. Rhodon, dans Eusèbo, V, xiii.

-2. lbi(l.,%Z.

3. Tcrlullicn, Prœscr., 6,130, [51]; Adv. Marc.,m, M; De

150 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 165]

et qui aurait joué près de lui le rôle d'une Priscille ou d'une Maxiraille. Rien n'est plus douteux. Rho- don, son adversaire orthodoxe, qui le connut, le pré- sente comme un vieillard vénérable par la règle ascétique de sa vie^ Rhodon parle de Philumène et la présente comme une vierge possédée, dont Apelle admit réellement les inspirations comme di- vines. Pareils accidents de crédulité arrivèrent aux docteurs les plus austères, en particulier à Tertul lien*. Le langage symbolique des doctrines gnostiques prêtait, d'ailleurs, à de graves malentendus et donna souvent lieu à des méprises de la part des ortho- doxes, intéressés à calomnier de si dangereux enne- mis. Ce ne fut pas impunément que Simon le Magicien joua snr l'allégorie d'Hélène-Ennoia ; Marcion fut peut-être victime d'un quiproquo du même ordre*. L'imagination philosophique un peu changeante d'Apelle put aussi faire dire que, poursuivant une amante volage, Philumène*, il quitta la vérité pour

carne Christi, 6, 24; De anima, 36; Pseudo-Tert., De hœr., 49; Philosoph., VII, 38; x, 20; Pseudo-Aug., 23 (Œhler) ; saint Jér., Epist. ad Ctesiph., adv. Pelag. (Mart., IV, ii, p. 477).

\ . à Tïiv TTcXiTEiav asavuvopiEvo; xal ynoxç. Dans Eus., V, XIII, 2. Sur iroXiTïîav, voir ci-après, p. 183, note 4.

2. Tertullien, De anima,^.

3. Voir l'Église clirélienne, p. 354.

4. «DiXcufjLevn. C'éUiit le nom des jeutes premières dans les comédies grecques et latines.

[An 165j MARC-AURÈLE. 151

courir après de [Térilleuses aventures. Il est permis de supposer qu'il donnait pour cadre à ses ensei- gnements les révélations» d'un personnage symbo- lique, qu'il appelait Philouméné (la vérité aimée). Il est sur, au moins, que les paroles prêtées par Rhodon à notre docteur sont celles d'un honnête homme, d'un sincère ami de la vérité. Après avoir quitté l'école de Marcion, Apelle se rendit à Alexan- drie, essaya une sorte d'éclectisme entre les idées incohérentes qui défilèrent devant lui et revint en- suite à Rome*. Il ne cessa de remanier toute sa vie la théologie de son maître % et il semble qu'il finit par une lassitude des théories métaphysiques qui, selon nos idées, le rapprochait de la vraie philo- sophie.

Les deux grandes erreurs de Marcion, comme de la plupart des premiers gnostiques, étaient le dualisme et le docétisme. Par la première, il don- nait d'avance la main au manichéisme, par la se- conde à l'islam. Les docteurs marcionites et gnos- tiques de la fin du ii^ siècle essayent, en général, d'atténuer ces deux erreurs. Les derniers basilidiens *

2. Harnack, Apelles, p.